Une page de prose de Georges Eekhoud

Je poursuis mon exploration des formes courtes du polygraphe belge d’expression française Georges Eekhoud (1854-1927). Après avoir dévoré toutes les kermesses (‘Kermesses’, ‘Nouvelles Kermesses’, ‘Dernières kermesses’), les textes éparpillés publiés de manière posthume (‘Proses plastiques’) ainsi qu’un autre, de jeunesse, singulier et fantastique (‘La danse macabre du pont de Lucerne’), après m’être délecté des délices fin de siècle et décadentes (‘Proses patibulaires’), me voici plongé dans le dernier volume qu’il me reste à découvrir (‘Mes communions’, le préféré, à juste titre, de Mirande Lucien, spécialiste et biographe de l’auteur) et dont la fin s’annonce bien trop proche à mon goût.

 

Et là, cette nuit, entre deux nouvelles traitant de l’enfance malmenée sous des dehors bien différents (Le coq rouge et Des Angliers), voilà que les états d’âme d’une comtesse amoureuse font mes délices (La tentation de Minerve)… Elle est, la page qui suit, de celles devant lesquelles on tombe en arrêt, que l’on relit, une fois, deux fois, avec le même ravissement, la même gourmandise, parce que tout y est indubitablement à sa place, parce que sa musique autant que ce qui se laisse deviner à l’entour des phrases vous met le cœur et l’âme à l’envers. Le genre de page qui reste, qu’aucune mode littéraire ne pourra faire passer, et qui fait figure de mirage à jamais désirable aux yeux de ceux qui se mêlent d’écrire.

« La comtesse savourait l’âpre et poignante volupté d’un holocauste volontaire, du meurtrier triomphe remporté par le devoir sur la passion. Elle était de ces amantes héroïques qui, sans espoir de retour, prodiguent les dévouements, raffinent sur leur désintéressement sublime, et pour rendre leur cœur plus sensible, plus aimant, martyrisent ce cœur et y plantent les sept glaives du sacrifice. Souriantes, nimbées d’une lumière d’apothéose, radieuses, elles emportent dans la tombe le secret qui les a tuées. Amour cuisant que connurent les prophètes et les messies ! Ô, pauvres âmes, c’est vous qui devriez nous retracer les affres du moment climatérique où, parvenu au sommet de la vie, avant de dévaler l’autre versant, on promène une dernière fois le regard sur la vallée et les coteaux prêts à disparaître pour toujours, sur ces paysages arides ou fleuris si ravissants au soleil de la vingtième année. Irrévocable adieu de l’exilé à la rive natale ; sourire poignant du moribond bénissant tous ceux qu’il aime ou qu’il aurait aimé ; tendresse crispante, tendresse ineffable qui se cramponne à l’élu, au préféré et qui sent approcher le pouvoir fatal tranchant les liens les plus chers ! L’épouvantable délice de cette suprême pensée : À toi ! Ah ! quel vivant ainsi conjuré pourrait résister, si le charme s’en prolongeait, à cette incantation plus impérieuse et plus corrosive que les pleurs, les spasmes et les frénésies des volcans ! Et comme on s’explique alors la légende des vampires appelant de la tombe l’objet de leur adoration ou descellant le sarcophage, soulevant le mausolée pour aimer jusqu’au sang ! Âmes en peine, véhémentes, orageuses, à jamais inassouvies, revenant chercher, en deçà de la tombe, les trésors dont elles n’ont pas joui ! Et c’est cette passion exacerbée, ces laves paroxystes que Mme de Gasparheyde se flattait de pouvoir refluer toujours au fond de son cœur héroïque pour les distiller en un dictame digne de celui que les sainte Thérèse et les François d’Assise offrirent à leur dieu ! »

 

Source : Mes communions (pp. 138-139, La tentation de Minerve), Georges Eekhoud, Mercure de France, Paris, 1897. Illustration : Portrait de Georges Eekhoud par Henri Houben, 1876 (Heritage Library Collection Hendrik Conscience).

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