Quand Darien se paye Zola

Fondateur, rédacteur-en-chef et seul collaborateur de l’Escarmouche (feuille satirique qui compta dix numéros, du 12 novembre 1893 au 14 janvier 1894), l’auteur de 'Biribi' et du 'Voleur' (qui ne paraîtra que trois ans plus tard) y passe à la moulinette de son humour iconoclaste les vieilles gloires comme les travers bourgeois et les scandales d’une République affairiste. Quelques artistes et non des moindres (Toulouse-Lautrec, surtout, mais aussi Ibels, Steinlen, Bonnard ou Hermann-Paul) l’assistent dans cette tâche en laissant, pleine page, toute latitude à leur liberté créative. Dans le numéro 4 et dans le cadre d’une série d’entretiens imaginaires, c’est au tour de Zola de venir contribuer à ce jeu de massacre. Un portrait plus vrai que nature ? À vous de juger… Mais juste ou non, l’exercice n’en reste pas moins jubilatoire aujourd’hui encore.

Chez M. Émile Zola

Au lendemain de la représentation de L’Attaque du Moulin, dès que les polémiques déterminées par la mise à la scène de ce morceau capital de la littérature française se furent produites, nous conçûmes un projet hardi, et même, disons-le, extravagant. Mais, avant de le mettre à exécution ‒ nous ne refusons pas de l’avouer ‒ nous hésitâmes quelques jours. L’entreprise était tellement audacieuse, nous avions si peu de raisons de compter sur le succès, les échecs nombreux éprouvés par des confrères restaient si présents à notre mémoire que, vraiment, le courage fut sur le point de nous manquer.
Pourtant, l’intérêt suprême de l’Art était en jeu. Il s’agissait de faire connaître au public une fois, au moins, les idées, les sensations, les impressions de l’homme qui, à notre époque de laisser-aller et de nonchaloir, ne laissa jamais passer un jour sans faire travailler sa plume ‒ et même, quelquefois, sans écrire. Il s’agissait, pour tout dire, d’aller interviewer Émile Zola.
Nous nous résolûmes.
Six heures moins cinq du matin sonnaient à l’horloge du Moulin-Rouge, comme nous nous présentions chez le Maître. Est-il besoin de dire que, bien que l’heure ne fût point des plus matinales, M. Émile Zola n’avait encore reçu aucun reporter ? Sa modestie bien connue et son horreur de la réclame, non moins connue, rendent absolument superflue une semblable affirmation.
Immédiatement, nous fûmes introduits.
Un escalier ?… En dirons-nous les merveilles ? La plume du commissaire-priseur qui présida la vente d’Albert Wolff nous manque ‒ et l’âme de Thénardier aussi.
Nous pensâmes y rester.
Mais, le domestique ouvrant devant nous une porte, nous pénétrâmes dans un salon. Quel style ? Style adéquat à celui du maître.

— Parfaitement, nous dit M. Émile Zola, au bout de trois heures de conversation, pendant lesquelles il n’avait pas perdu une occasion de dire du bien de ses confrères ; parfaitement, voilà mon avis.
— Vous plairait-il, cher maître, de le résumer en quelques mots ?
M. Zola sourit doucement.
— Si vous voulez. Je crois que vous ne m’avez pas très bien compris. La jeunesse a la tête légère… et puis, c’est un peu fort pour vous, ce que je vous dis ? Allons, avouez-le.
Nous l’avouâmes.
— Oui, oui, je m’en doutais. D’ailleurs, je n’ai pas eu le temps. Comment voulez-vous que je vous explique, en trois heures, que le drame lyrique humain doit être le drame lyrique humain, ou n’être pas ? Il me faudrait une semaine ‒ un volume, si vous préférez.
— Je n’ai pas de préférence.
— Oui, le détachement, l’apathie de la jeunesse. Vous êtes tous comme ça, aujourd’hui. Je sais ce que c’est. J’ai été jeune. Je le suis encore. C’est même pour ça que je ne suis pas de l’Académie.
— Vous croyez, cher maître ?
— J’en suis sûr. Pierre Loti me l’a affirmé.
— Alors…
— Pour en revenir au drame lyrique humain, je dois vous dire, puisque vous me priez de me résumer, que ce drame sera lyrique et humain en même temps, ou qu’il ne sera pas. En d’autres termes, le drame humain sera lyrique ou il ne sera pas.
— Parfait. Pourtant, cher maître, si vous consentiez à m’expliquer…
— Qui ? Que ? Quoi ? De quelles explications avez-vous besoin ? On ne m’en a jamais demandé, d’explications. J’aime les formules nettes, tranchantes ‒ et je les emploie. N’est-ce pas moi qui ai dit : « La République sera naturaliste ou elle ne sera pas » ? Eh bien ? La République existe-t-elle ?
— On le dit, cher Maître.
— Alors ? Du moment qu’elle existe, elle est naturaliste. Vous voyez bien…
— Si vous m’enfermez dans un dilemme, cher maître…
M. Zola sourit obligeamment.
— J’avais peut-être en moi l’étoffe d’un homme d’État.
Il resta rêveur, deux minutes. Quel Rêve ! Nous eûmes l’impudeur de le rappeler à la réalité.
— Puisque vous vous refusez à me donner des explications, cher maître, voulez-vous, au moins, me faire part d’une idée, si mince soit-elle…
M. Zola bondit.
— Une idée ? Une idée ? Qu’est-ce que c’est que ça, une idée ? A quoi ça sert-il ?… J’ai écrit plus de vingt volumes, Monsieur. Vous les avez lus, n’est-ce pas ? Ne dites pas non. Vous avez fait comme les autres, j’en suis sûr. Eh ! bien, dans tous ces volumes, dans ces kilogrammes de papier, avez-vous jamais rencontré une idée, une seule, la moitié d’une, même, ‒ la queue d’une idée ?
— Jamais ?… Non, non, jamais.
— Vous vous condamnez vous-même, nous dit M. Zola, en nous frappant amicalement sur l’épaule. Je ne me trompe point, voyez-vous. Il devait en être ainsi, du reste. Je suis une sorte de Jésus-Christ ‒ sans calembour. Rappelez-vous ce que dit de moi Duranty, dans la préface du Malheur d’Henriette Gérard : « Un étonnant capitaine, destiné à n’éprouver jamais de défaites… »
— Ne croyez-vous point, cher maître, qu’il y avait un peu d’ironie ‒ amère si vous voulez ‒ dans celle ligne-là ?
— Non. Je n’y ai jamais songé, d’abord : ce qui est une preuve. Et puis, Duranty n’aurait pas osé.
— C’est juste. Maintenant que je possède vos idées ‒ pardon, votre opinion ‒ sur le drame lyrique, voulez-vous me permettre de vous demander ce que vous pensez de l’Attaque du Moulin ?
— C’est un chef-d’œuvre. C’est moi qui l’ai fait, d’ailleurs. Gallet m’a aidé un peu. Comme il paye son papier et son encre avec les fonds de l’Assistance publique… C’est toujours une économie. Quand on a plusieurs ménages…
— Et la musique ?
— C’est un chef-d’œuvre. C’est moi qui l’ai composée, d’ailleurs. Vous pouvez parler de Pruneau tout de même, si le cœur vous en dit. J’en ai parlé, moi. Dame, on ne sait pas : il peut arriver, ce garçon-là…
— Je ne saurais trop vous remercier, cher maître…
M. Zola nous tendit la main ‒ au figuré.
— N’oubliez pas, nous dit-il, d’annoncer dans l’Escarmouche que la nouvelle d’où fut tiré le livret de l’Attaque du Moulin est la première dans les Soirées de Médan.
— C’est déjà fait, cher maître. Nous annonçons que votre nouvelle est la première du volume ‒ par ordre de matières.
Et nous gagnâmes l’escalier.
— Arrêtez ! criait derrière nous M. Zola. Dites bien, au moins, que c’est moi qui eus l’idée du volume. Ne parlez ni de Sac au dos, de Huysmans, ni de Boule de suif, de Flaubert ! Je vous en prie ! Je vous en prie !… Songez que l’Académie me guette!… N’oubliez pas!… S’il vous plaît !…
Mais nous étions dans la rue.

L’Escarmouche n°4, 3 décembre 1893

Illustration : Escargots d’omnibus, Hermann-Paul, L’escarmouche n°7, 24 décembre 1893.

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