The Fine and the Wicked de Monica Stirling (Les inventions du cœur, Seuil, 1960), bien que documenté et fourmillant de détails et d’anecdotes pour resituer l’œuvre et l’auteure dans son époque, m’avait frappé par l’empathie suspecte manifestée à l’égard de Ouida – pas vraiment un gage d’objectivité. Le billet de blog dont on trouvera le lien ci-dessous (en anglais, désolé pour les non anglophones), largement basé sur les anecdotes rapportées par The Passionate Victorian d’Eileen Bigland (autre biographie des années 50 consacrée à la dame Ouida, non traduite dans notre langue), rétablit en quelque sorte l’équilibre en adoptant le parti-pris inverse – ce qui ne garantit en rien un portrait fidèle non plus ! Comme le conclut à juste titre l’auteure de l’article, après avoir souligné le regain d’intérêt du monde universitaire anglo-saxon pour Ouida, « there is certainly a need for a literary biography from one of the eminent academics who are now researching and evaluating her œuvre ».
C’est entendu, l’auteure de Under two Flags (1867), Puck (1870), Folle Farine (1871), Signa (1875), Moths (1880), The Massarenes (1897) et tant d’autres best-sellers de l’époque ne devait être ni l’ange de bonté incompris décrit par Monica Stirling, ni la harpie mégalomane hautaine et excentrique dont Eileen Bigland dresse le portrait. En attendant la biographie de référence qui tentera de rétablir une certaine vérité (si une telle chose est possible), osons affirmer que Ouida était une punk, une diva des lettres, une rock star avant l’heure. Ce qui amène à s’interroger sur les ingrédients du succès phénoménal qui fut le sien dès son premier roman.
Il serait trop facile de s’en tenir à l’argument de la « recette » littéraire habilement concoctée pour répondre au goût du public. Certes, ses trois premiers romans, interminables « three decker » dont les lecteurs étaient si friands dans un monde où la lecture et le théâtre constituaient les seules armes de distraction massive – Held in bondage (1863), Strathmore (1865) et Chandos (1866) – ne manquent pas d’aventurières et de femmes fatales, de rebondissements incessants, de situations mélodramatiques et téléphonées et d’apologies du triomphe de la morale. Mais d’autres avant et après elle en faisaient un même et large usage sans pour autant recueillir auprès du public un engouement aussi spontané et hors du commun. Qui plus est, ce succès ne s’est aucunement démenti lorsque (à partir de Puck, grosso-modo) les œuvres de Ouida se sont faites plus originales – et même plus iconoclastes ou provocatrices – par la thématique comme par le style.
Ce qui me semble davantage caractériser sa « patte », c’est un engagement immédiat et entier de sa personne (de sa personnalité, avec ses convictions, sa weltanschauung, son intellect et ses émotions) dans tout ce qu’elle écrit ; sans se soucier de ce qui doit être édité, de comment on peut l’écrire, et de la façon dont cela va être reçu ; autrement (et plus simplement) dit, ce qui me semble avoir garanti son succès durable, c’est son absolue sincérité, sa constante intégrité d’artiste. Ouida inventait la littérature – SA littérature – au fil de sa plume. Il faut croire (je veux croire) que le public de son temps était prêt à reconnaître et adouber une telle démarche, qui n’allait pas à l’encontre du sense of wonder et de la suspension d’incrédulité, mais qui au contraire les favorisait. Ce doit être d’autant plus vraisemblable que l’auteure de Bimbi stories for Children (1882) et de A dog of Flanders (1872) possédait un don plus rare qu’on ne pourrait le penser chez un écrivain : celui de retenir captif son lecteur, de l’enchanter et de l’enchaîner au fil de sa prose, au point de l’en rendre captif et dépendant. Sir Max Beerbohm (1872-1956), érudit distingué et autorité reconnue en matière littéraire, fut l’un des seuls à prendre toute la mesure de ce talent. Alors que, sur la fin de sa vie, l’étoile de Ouida déclinait irrémédiablement et que la meute féroce des critiques s’acharnait sur les maigres restes de sa renommée, il prit la plume pour la défendre dans un article vibrant et sensible dont on continue de ressentir aujourd’hui la sincérité. Qu’on en juge par cet extrait (traduit par Germaine Beaumont) :
Son style est une véritable cascade. Elle m’empoigne avec chacun de ses sujets pour la bonne raison qu’elle-même y croit avec une telle vigueur… J’arrive même à croire à ses personnages. Elle s’intéresse au romanesque, à la beauté, à la terreur de la vie, non à ses nuances, ni à ses secrets intimes. Ses livres sont, dans le sens le plus vrai du mot, des romans. […] Je suis heureux que dans ses derniers livres, Ouida n’ait pas renié sa première manière. Elle est encore la même Ouida. Elle n’a rien perdu de son romantisme, rien perdu de son esprit, de sa poésie, de ses explosions de pitié ou d’indignation. L’audace et l’insouciance qui paraissaient condamnables à l’époque mi-victorienne, au point d’avoir banni ses livres de la table du salon, semblent avoir maintenant complètement disparu. Mais bien qu’elle soit devenue un mentor, elle est toujours Ouida, toujours l’unique, la flamboyante, un des miracles de la littérature moderne.
Il est d’autant plus incompréhensible et déprimant que Ouida ne soit pas davantage lue aujourd’hui. Alors que tous ses livres sont depuis longtemps tombés dans le domaine public, alors qu’il est très facile de les trouver en anglais y compris gratuitement (merci le Projet Gutenberg, Hathi Trust et Archive.org), les dénicher en français relève du parcours du combattant, quand cela ne s’avère pas impossible. Sa réhabilitation, dans un premier temps par la réédition de son œuvre en français, dans un second par l’étude de celle-ci, me semble donc un chantier prioritaire. Ce sont nos bibliothèques qui ont tout à y gagner.
[À propos du billet de blog dont le lien figure ci-dessous, il est à noter qu’il reproduit une erreur monumentale couramment commise (notamment sur la page Wikipedia en anglais de Ouida), en insérant en ouverture UN PORTRAIT QUI N’EST PAS CELUI DE OUIDA, mais celui d’une actrice restée anonyme d’un théâtre new-yorkais. J’y reviendrai dans un prochain billet.]
http://blog.catherinepope.co.uk/?s=ouida+the+passionate+victorian
[mardi 10 novembre 2015, 22:01 UTC+01]
Illustrations : 1 – Tombeau de Ouida à Bagni di Lucca, document Wikipedia (By fabzzap – self-made, CC BY-SA 3.0). 2 – Caricature de Ouida parue dans Punch. 3 – Illustration de couverture d’un ‘yellowback’ (livre peu cher de grande diffusion) de Folle Farine.
La fatale erreur de la vamp ! 😀 Mais Ouida y a gagné en caractère quand elle a perdu le trop joli minois (d’après moi).
Ne retourne pas le couteau dans la plaie ! J’en suis encore rouge de honte… 🙁 C’est vrai que la dame Ouida d’Adolphe Beau est bien plus crédible.
Mouahahahaha… (long rire sadique, mais tu connais. 🙂 )
Tiens, c’est vrai, où est-il, ce phénomène ? Pour les rires de goule, on peut compter sur lui, mais dès qu’il s’agit de saluer les vieux potes, y’a plus personne ! 😀