Portrait de George Griffith en globe-trotter

On peut considérer l’écrivain anglais George Griffith (1857-1906) comme l’un des pères fondateurs de la science-fiction moderne, dans le sillage de Jules Verne, qu’il admirait, et un peu avant Wells, dont la gloire littéraire lui fit de l’ombre. Alors qu’à la faveur du mouvement steampunk on commence à lui en rendre justice en anglosaxonnie, il n’est que très peu connu en France et pour cause : aucun de ses romans n’y a été traduit. Seuls deux intrépides connaisseurs du genre (Marc Madouraud et Richard D. Nolane) ont salué son talent en rendant disponibles deux de ses nouvelles dans notre langue. À son tour, l’ours danseur voudrait faire en sorte que l’œuvre de ce précurseur attachant puisse être mieux connue par chez nous. Le plan de bataille est prêt. Outre la traduction au long cours (et en cours) des deux énormes volumes de sa saga de ‘L’Empire de l’Air’, un OL’CHAP lui sera consacré qui reprendra trois de ses nouvelles les plus représentatives. D’ici là, l’agit-prop’ va entrer en action et vous pouvez vous attendre à croiser souvent ce nom sur ce blog… Première salve avec la traduction de ce portrait de l’écrivain en champion des globe-trotters. Cette interview, parue dans la revue anglaise The Sketch, offre l’avantage de reproduire un portrait de Griffith jeune (et à ma connaissance non diffusé sur le net), ainsi qu’un aperçu détaillé de ce qui faisait l’ordinaire de ces aventuriers décidés à battre tous les records avec les moyens de l’époque.

Une course autour du globe

Rencontre avec le champion des globe-trotters

Il fallait s’y attendre, à notre époque où tout a tendance à aller de plus en plus vite, les globe-trotters, qui remplacèrent voici vingt ou trente ans les touristes à l’ancienne, devaient tôt ou tard être dépassés par ceux que l’on pourrait appeler les globe-gallopers… Il y a quelques jours de cela, j’ai eu l’occasion de rencontrer un gentleman qui peut dorénavant se targuer à juste titre d’être le champion des globe-gallopers, en vertu du fait qu’il a récemment abaissé de pas moins de neuf jours le record de vitesse du tour du monde.

« Je me suis embarqué dans cette aventure » indique M. George Griffith ‒ qui, en fait, n’est pas Gallois comme son patronyme pourrait le laisser penser, mais bien un de ces ‘hommes grands et minces du Devon’ que l’on croise dans Westward Ho ! [roman d’aventures maritimes de Charles Kingsley paru en 1855] ‒ « suite à une conversation que j’ai eue un peu après Noël avec M. C. Arthur Pearson, du Pearson’s Weekly, au sujet des lignes océaniques à grande vitesse et des records à battre. Cela nous a vite amenés à évoquer Mlle Nellie Bly, la jeune journaliste qui, moins de trois mois auparavant, avait raflé le record homologué du tour du monde. Cela concernait pleinement le Pearson’s Weekly, car dès que Nellie Bly eut entamé son périple vers l’est, Cosmopolitan envoya une autre jeune femme, Mlle Elizabeth Bisland, rejoindre New York par la route occidentale, avant sa rivale si possible. Mlle Bisland eut la mauvaise fortune de rater une correspondance, ce qui lui fit perdre deux jours et la course. Le récit de son aventure parut simultanément dans Cosmopolitan et Pearson’s Weekly, et c’est en le lisant que m’est venue l’idée de ravir ce record à la revue américaine. [L’antiaméricanisme (que l’on ne prétendait pas encore primaire à l’époque) de George Griffith est notoire et lui a sans doute valu de ne pas avoir dans ce pays la carrière qui aurait dû être sienne.] En conséquence, je me suis mis immédiatement au travail, et après avoir passé un temps considérable à éplucher les tables d’horaires et de correspondances, j’ai réussi à établir un plan de route qui, avec un peu de chance et une bonne organisation, pouvait me permettre d’effectuer le tour du monde en 65 jours et demi.

‒ Ce qui, dites-vous, représente neuf jours de moins que le record établi par Mlle Bly ?

‒ Oui, puisqu’elle a mis 74 jours et environ 12 heures. Mais je prétends avoir fait mieux qu’améliorer ce record de 9 jours et demi. Elle a emprunté un train spécialement affrété pour traverser l’Amérique de San Francisco à New York. J’ai voulu quant à moi faire le tour du globe en 65 jours et demi en tant que passager régulier des lignes ordinaires, et j’y suis parvenu ! Si j’avais bénéficié de trains spéciaux, j’aurais pu boucler mon voyage en 60 jours.

 Vous n’avez pas emprunté la même route qu’elle, n’est-ce pas ?

‒ Non. En fait, j’ai parcouru plus de miles qu’elle. Depuis New York, elle a voyagé via Queenstown, Londres, Calais, Paris, Brindisi, Suez, Colombo, Hong-Kong, Yokohama, San Francisco, avant de regagner New York. Mon parcours m’a conduit de Londres à Londres via Calais, Paris, Rome, Naples, Suez, Colombo, Hong-Kong, Yokohama, Vancouver, Montreal, New York et Southampton. Ce qui représente une distance de 23 950 miles terrestres américains, soit trois ou quatre cents de plus que celle parcourue par Nellie Bly.

‒ Y avait-il quelques spécificités dans votre série de correspondances qui vous donnent un avantage sur de possibles futurs rivaux ?

‒ Oui, il y en a deux. Tout d’abord, dans l’état actuel des services maritimes, je me suis astreint à atteindre la vitesse moyenne la plus élevée. Deuxièmement, je me suis arrangé pour attraper la correspondance la plus serrée qu’il m’était possible de prendre de Yokohama à Vancouver. Voyez-vous, les navires de la Canadian Pacific n’appareillent que toutes les trois semaines, même en été, et j’avais prévu d’arriver à Yokohama moins de 24 heures avant le départ du Empress of China. Il n’est guère difficile de prendre 20 heures de retard lors d’un voyage de quelque 12 000 miles, et si j’avais manqué l’Empress, mon expédition aurait connu une fin prématurée, car j’aurais dû alors voyager via San Francisco, ce qui m’aurait fait manquer ma correspondance à New York. D’un autre côté, j’étais contraint de prendre à Londres le train le plus tardif pour rejoindre l’Empress à Yokohama, en empruntant les bateaux de la North German Lloyd depuis Naples et Hong-Kong. Les brouillards, le mauvais temps, les amarrages collectifs et les échouements possibles dans le canal de Suez ‒ occurrences assez communes ‒ auraient compromis mes correspondances et rendu l’échec inévitable.

‒ J’en conclue que, tout compte fait, la chance vous a été favorable…

‒ Oui, très favorable tout au long de mon périple, sauf en une occasion. À New York, il se trouve que j’ai dû embarquer sur le Trave, le vaisseau le plus lent de la Lloyd Atlantic Liners. Si cela avait été au tour du Havel d’être à quai, j’aurais réduit mon temps de parcours d’une journée supplémentaire. Quant au reste, j’étais déjà tellement en avance de Londres à New York que j’ai dû passer pas moins de huit jours à terre dans l’attente de mes correspondances. Par conséquent, j’estime à 57 jours et quelques heures le temps que j’ai effectivement passé à voyager.

‒ Ce qui constitue, je suppose, le temps de parcours le plus réduit ?

‒ Oui, en fonction des conditions de service actuelles. Mais ce n’est possible que théoriquement, car cela signifie, naturellement, passer directement d’un train à un steamer, et d’un steamer à un train, sans problèmes ni retards, et sans arrangements spéciaux, que je m’étais interdits. Autrement, c’est impossible.

‒ Mais la Canadian Pacific Company ne prétend-elle pas qu’en voyageant exclusivement sur ses lignes et celles de la P&O il est possible de faire le tour du monde en moins de 60 jours ?

‒ Les gens de la C.P.R., répondit M. Griffith avec un sourire sceptique, prétendent également que leurs navires traversant le Pacifique filent à 19 nœuds à l’heure, et qu’ils peuvent placer Yokohama à 21 jours de Londres. Alors qu’en fait, leurs bateaux ne filent qu’à 15 ou 16 nœuds, ce qui fait que mon voyage de Londres à Yokohama a duré 26 jours et demi. Ils sont parvenus en une occasion à faire transiter le courrier en 21 jours grâce à des arrangements spéciaux, mais ils n’ont pas accompli cet exploit depuis et ne risquent pas de le reproduire de sitôt. Si l’Empress avait filé à 19 nœuds, ou même à 18, et que mon temps de parcours de Vancouver à Montreal avait été de 5 jours au lieu de 6, j’aurais tout juste pu attraper le Lucania à New York et gagner quatre jours de plus. Même ainsi, je ne l’ai manqué que d’une journée, car le navire a été bloqué 24 heures par le brouillard dans Sandy Hook et n’est parti que dimanche au lieu de samedi. Je suis arrivé à New York le lundi soir, c’est-à-dire avec 24 heures d’avance, et c’est à cette occasion que j’ai joué de malchance. Il n’y avait pas de vapeurs rapides avant le mercredi. Le Trave est un bateau très confortable, mais il est trop lent pour l’Atlantique, et la ligne de la Lloyd mène trop au sud. En fait, si j’avais attendu pour embarquer sur le New York, qui prenait la mer 24 heures plus tard, je serais arrivé à Londres 2 heures plus tôt.

‒ Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir attendu ?

‒ D’abord parce que cela aurait été folie de ne pas profiter du temps magnifique que nous avions à New York le mercredi matin, survenant si près de l’épisode de brouillard qui avait stoppé tous les bateaux le samedi précédent. À cette époque de l’année ‒ aux alentours du 8 mai ‒ il était dans l’ordre des probabilités que le New York soit retardé par les brouillards le temps d’une marée ou deux, ce qui m’aurait mis en retard. Je dois également rappeler que j’avais décidé de faire ce voyage uniquement sous pavillon anglais ou allemand, et d’autre part, partir dès le mardi matin améliorait mes chances de succès. Je dois dire également que j’ai embarqué sur le Trave en imaginant qu’il filerait à 18 nœuds, or j’ai bien vite découvert que sa vitesse effective ne serait que de 16 nœuds. On ment à peu près autant sur la vitesse de croisière des navires que sur la diffusion quotidienne des journaux…

‒ Malgré cela, vous avez tenu vos délais à votre retour ?

‒ J’ai quitté Charing Cross à 11 heures du matin le 12 mars ; par conséquent, pour accomplir le tour du monde en 65 jours et demi, il me fallait y revenir à 11 heures du soir le 16 mai. J’y suis entré en gare à 10 heures 20 du soir, bouclant ainsi mon tour du monde avec 40 minutes d’avance sur l’horaire prévu. Selon mes prévisions, l’attente la plus longue devait être de 24 heures à Yokohama, et la plus courte de 10 minutes à Montreal. Alors qu’en fait, j’ai dû attendre 70 heures au Japon, et je suis arrivé avec 24 heures d’avance à Montreal.

‒ Mais n’avez-vous pas également gagné une journée en passant d’est en ouest ?

‒ C’est une question à laquelle je préfère laisser répondre des gens ayant une tournure d’esprit plus mathématique que la mienne ! Les faits, quoi qu’il en soit, sont assez curieux. Pour commencer, je n’ai vu que 63 levers et couchers de soleil. Ce qui fait qu’en ne comptant pas l’aube du 12 mars mon absence de Londres a duré 64 jours, 11 heures et 20 minutes. Il y a aussi le fait qu’en voyageant constamment vers l’est, les journées ne comptent en moyenne que 23 heures et demie. Je portais ma montre en permanence, plus de 33 heures en tout. J’obtins 23 h et 20 minutes de retour à l’heure des antipodes, le jour où nous avons passé le 180e méridien de longitude E. [?] J’aimerais bien savoir ce qu’il est advenu des 9 heures et 55 minutes restantes. [J’ai beau me triturer les méninges, ce passage, quoique correctement traduit (du moins je le pense), demeure obscur pour moi. Mais il est vrai que ma tournure d’esprit n’est pas plus mathématique que celle de Griffith !] Si jamais je me retrouve un jour dans la position de M. Neil Cream, [tueur en série exécuté le 15 novembre 1892] récemment disparu, je pourrais être heureux d’en disposer.

‒ J’aimerais à présent savoir, en conclusion, de quelle manière cette course de 24 000 miles en 57 jours vous a personnellement affecté ?

‒ Je vais raconter mon expérience en détails dans une série d’articles que publiera le Pearson’s Weekly. Vous constaterez en me lisant que les dix premiers milliers de miles de la course, environ, ont été des plus agréables. En dépit du fait d’avoir dû vivre pendant à peu près 25 jours dans une sorte de bain turc océanique, j’avais pris 7 livres quand je suis arrivé à Hong Kong. C’est là que j’ai attrapé une mauvaise fièvre qui a failli me faire rater ma correspondance et gâcher toute l’affaire. Ensuite, il nous a fallu voyager par temps froid, et 12 jours après avoir quitté un climat qui rendait tout vêtement insupportable, je me retrouvais dans une tempête de neige au nord du Pacifique. J’ai dû après cela traverser les montagnes rocheuses dans la locomotive d’un train, où j’ai attrapé un rhume si carabiné que même après l’avoir transporté et soigné à New York, j’aurais presque pu souffler la cervelle d’un homme d’un seul éternuement… Mais ce qui m’a le plus affecté, c’est la perte du sommeil. Entre Yokohama et Londres, je ne pense pas avoir dormi plus de trois heures d’affilée, et certaines nuits, même, moins que cela encore. Je suppose qu’être sans cesse en mouvement et anxieux de rater ma prochaine correspondance a dû jouer sur mes nerfs. Quoi qu’il en soit, en revenant à Charing Cross, j’avais perdu mes sept livres de surpoids et devais en regagner six de plus.

‒ Vous attendez-vous à ce que votre record tienne encore longtemps ?

‒ Oui, je pense qu’il tiendra au moins quelques années, sous réserve bien entendu que les conditions de voyage ne changent pas. J’ai été interviewé par de nombreux journalistes à New York, et à travers eux c’est tout le journalisme américain que j’ai mis au défi de récupérer ce record, sans utiliser de transport par mer ou par rail spécialement affrétés. Si ce défi est relevé, je trouverai le moyen d’améliorer de nouveau ce record, mais je n’entreprendrai pas une telle aventure sans une provocation de cette sorte. Devenir ‘globe-galloper’ dans une course sans fin contre le temps n’est pas une sinécure…

(L.B.)

Traduction : Leo Dhayer, (CC BY-NC-ND 2.0 FR)

Source : The Sketch, 20 juin 1894, p. 433. Illustrations : reproduction de la page du magazine (coll. personnelle L.D.) et ‘Weatherly Brothers – Bolton’ pour le portrait (domaine public).

4 commentaires sur “Portrait de George Griffith en globe-trotter

  1. C’est honteux de laisser une lectrice du troisième millénaire se triturer la cervelle sur la disparition d’heures non expliquée ! J’exige une explication ! 😉

    1. C’est bien mon avis, c’est parfaitement honteux ! Ce traducteur est en dessous de tout… Un scientifique, dans la salle ? ^^

      1. A l’évidence, il nous faudrait une personne férue en ces choses de la science qui nous dépassent d’un bon décalage horaire. ^^

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