Les tricoteuses du temps

Les vieux trucs, un jour il faut s’en débarrasser, surtout lorsque l’on tombe par hasard sur l’illustration qui va bien.

 

Les temps étaient ainsi. Tout se dissolvait ainsi. D’où cette impression de n’être que tricot abandonné, qu’une main leste et impérieuse aurait démonté. Autour des tricoteuses du temps qui perpétuent leur ouvrage, il est dans le souvenir de chacun des sourires, des horloges débonnaires, de gros poêles rougissants, d’onctueux relents de café au lait, tandis qu’au dehors le ciel bas broute les trottoirs de la ville. Les tricoteuses montent leurs rangs maille après maille et puis détricotent. Comment ne pas trembler, alors que dans le foyer mort la cendre se disperse ? Comment ne pas douter, alors que  nulle part, jamais, on ne voit s’accumuler le fil de laine en une grosse, et ronde, et rassurante boule rieuse ? Le lait a tourné. Les seins des tricoteuses se sont taris. Leurs doigts sont usés. Plus de sourires. Plus rien que les soupirs de l’homme dépouillé de lui-même, sur un trottoir inhospitalier, que d’aigres nuées viennent à présent écorcher. Où s’en allaient ces instants qu’il ne vivait plus, qu’il ne verrait plus s’ouvrir à lui, vallons ensoleillés parmi lesquels il eût pu, quiet, bercer la tranquille assurance de son identité ? Pour quel usage lui étaient-ils enlevés ? Vers quels gouffres noirs les pirates invisibles qui se lançaient à l’abordage de sa vie le détournaient-ils ? Il fonctionnait, rompu, las, vidé, sans autre projet que celui de laisser derrière lui la somme inutile de ses jours enfuis. Si tout était comme tout devrait être, toute vie devenue indifférente à sa propre perpétuation s’arrêterait d’elle-même, sans échappatoire possible. Mais tout n’était-il pas, déjà, ainsi ? Et qu’était-il, cet effacement qui le jetait corps et âme aux frontières d’un néant illusoire, sinon le résultat de cette lente, démente apocalypse ?

Illustration : Richard Hall (1860-1942), La classe manuelle, école de petites filles (Finistère), 1889. © Musée des beaux-Arts de Rennes, Dist. RMN-Grand Palais / Adélaïde Beaudoin.

2 commentaires sur “Les tricoteuses du temps

  1. Si j’ai bien compté les tours d’aiguilles, il ne reste plus que trente-sept jours et j’ai retrouvé l’arche… tu as la clef ?

    1. La clé n’existe pas. C’était un marché de dupes, une arche truquée. Et dire que personne ne s’en est aperçu… ^^

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