La voie libre, notes de tourisme syncopé, Gus Bofa, 1947

Je n’achète pas de livres ruineux, j’investis dans l’essentiel. C’est ce que je me dis chaque fois que je sors des multiples couches protectrices d’un carton prometteur une petite merveille en plus ou moins bon état qui garnira mes étagères. Ce jour-là, j’étais heureux en ouvrant celui qu’un coursier inconscient du trésor qu’il convoyait m’avait remis sur le pas de ma porte. Et il y avait de quoi, jugez-en vous-même…

 

L’évident génie de dessinateur de Gustave Blanchot (1883-1968) peut éclipser son talent d’écrivain, pourtant non moins éclatant. Pour preuve, ces quelques lignes, en guise d’avant-propos : « Ces notes ont été prises au hasard d’un long voyage, à l’aventure, que j’ai commencé quand j’étais tout petit, et que j’achèverai plus tard, quand j’aurai le temps. Elles n’ont entre elles qu’un seul lien, c’est de dater, toutes, d’avant 39. De cette époque imprécise et périmée d’avant-guerre, il reste à chacun de ceux qui l’ont vécue une petite fortune de souvenirs, en billets de banque qui n’ont, provisoirement, plus cours. Il n’est pas défendu de jouer avec ces billets sans valeur, comme les gosses jouent à la marchande avec des liasses de feuilles sèches et des poignées de cailloux-monnaie. A condition, bien entendu, de jouer le jeu. »

Tout Bofa en quelques lignes : l’émerveillement de l’enfance, la nostalgie un peu grinçante, le poids d’un présent trop présent, l’échappée dans le souvenir et le rêve. Des notes éparses et sans prétention littéraire, prises au hasard du long voyage qui dure toute une vie, en contrepoint de splendides dessins monochromes rehaussés d’une touche de couleur choisie, c’est bien ce que l’on trouve dans ce livre rare (au sens propre : 500 exemplaires imprimés en 1947 sur Velin d’Arches et Velin de Lana par Au Moulin de Pen Mur, à Paris).

Ce dialogue entre textes et images, qui ne sont jamais ni commentaire ni illustration, Bofa en est coutumier, et c’est ce qui fait le sel de ces chromos qui nous semblent aujourd’hui aussi étranges et fascinants que peuvent l’être les créations fantasmagoriques d’un roman de fantasy.

Tiens, justement : « FANTASMAGORIE – Tripatouillé par le trommel patient des essieux et des roues, c’est pendant la nuit, pleine d’un bruit d’usine, que se prépare le merveilleux paysage tout neuf, avec ses maisons, ses habitants, ses bestiaux, fraîchement repeints. Qui s’inscrira, au réveil, dans le cadre de la portière. »

Et puis aussi : « RETOUR A L’ENFANCE – Le merveilleux du voyage, pour les enfants, c’est qu’ils ont tout à y découvrir. Il faut essayer de revenir à cette ignorance féconde, se faire une mémoire neuve comme un parchemin vierge. Remettre toujours tout en question, et trouver des réponses nouvelles. Arriver à ne plus savoir ce que signifie P.L.M., sur les têtières de coton blanc, aux dossiers des wagons. »

Remettre toujours tout en question et trouver des réponses nouvelles. Qui a parlé de passéisme désuet ?

De savoureux portraits, également : « Depuis quinze jours, il est assis à la terrasse du bar de la plage, devant les planches, où défilent toujours les mêmes poules, déshabillées de façon burlesque. Il regarde, au-delà de ces planches, le sable de la plage, où les gosses gonflés d’air pur et de joie brune s’amusent aux jeux de son enfance. S’il était courageux, il oserait se lever de son fauteuil, à la face de Dieu et de ses pairs, pour aller se joindre, une pelle et un seau à la main, à l’équipe des constructeurs de châteaux forts. Mais il n’ose pas et, comme diversion, commande au garçon en veste blanche un troisième porto-flip. »

Un peu de fantastique, qui est partout, pour faire bonne mesure : « L’HOMME-AUTO – Le pied gauche d’abord. Le derrière ensuite, en baissant la tête. Puis le pied droit, et la portière : Bang ! La main sur le volant, il ne sait pas où aller, mais il a retrouvé son potentiel de 25 HP. Il se sent, de nouveau, complet. »

Tant d’autres belles choses encore, qui ne sauraient toutes être citées. Pour les découvrir, il faut accepter d’investir dans l’essentiel. Ou connaître un ami partageur, qui sait le véritable sens du mot « investissement ».

Plein les mirettes, régalez-vous…

[samedi 18 avril 2015, 10:38 UTC+02]

Source : La voie libre, notes de tourisme syncopé, de Gus Bofa, Au moulin de Pen Mur, Paris, 1947, un des 339 ex. sur vélin de Lana, exemplaire n°253.

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