La porte, nouvelle de Jules Lermina

Le fantastique de Jules Lermina est un fantastique cérébral, subtil, tout en distorsion de perceptions sensorielles des plus banales, amenées à un point d’incandescence dans le creuset de l’angoisse et de l’imagination. C’est particulièrement net dans cette nouvelle. Dans la préface qu’il donnera au recueil en volume de ces nouvelles fantastiques, Jules Clarétie raconte : « Quand j’ai débuté, mes premiers récits ont été des contes fantastiques. On les retrouvait dans la collection du Diogène où nous fantastiquions à qui mieux mieux, le poète Ernest d’Hervilly, le romancier Jules Lermina et moi. Edgar Poe était notre dieu et Hoffmann son prophète. Nous étions fous d’histoires folles. C’était le bon temps. »

 

Ayant pris part à un dîner d’amis, en l’honneur de je ne sais quel anniversaire, il était sorti du restaurant, la tête troublée, un peu ivre peut-être ; non qu’il fût gros buveur, mais, nerveux, fébrile, il se grisait de bruit encore plus que de vin.

Une voiture passait, vide. Il héla le cocher, lui jeta son adresse, se laissa emporter, très calme, chantant à mi-voix une mélopée qu’il improvisait : il arriva devant sa maison, paya, sonna, cria son nom au concierge, monta l’escalier, prit sa clef dans sa poche, l’introduisit dans la serrure, ouvrit la porte, la referma, donna un tour de clef, et, à la lueur d’une veilleuse, simple mèche trempant dans l’huile et disposée comme d’ordinaire sur la table auprès de son lit, il se déshabilla et se coucha.

D’abord il ferma les yeux : accalmie profonde. Cependant, tout au fond de son oreille, tintait un son doux, comme d’une clarine dans la campagne, quelque chose de cristallin et de voilé en même temps, qui vibrait de la racine du nez au tympan, et auquel  se mêlait un battement mat, pareil à celui de l’hagiosidère qui est, on le sai, la cloche de fer et de bois dont les musulmans permettent l’usage aux chrétiens, en Orient.

Puis les deux impressions acoustiques, comme deux cordes qui se rapprochent, mêlèrent leur écho dans un frémissement plus aigre que sonore, qui s’effilait en un sifflement long, pointant d’une tempe à l’autre ; et tout l’orchestre se mettant peu à peu en branle, les notes d’un hautbois ‒ encore voilées – glissaient entre les claironnements grêles d’une trompette au pavillon fêlé, tandis qu’en dessous du thème, crépitaient en accompagnement les heurts mous et précipités d’un marteau dont le fer était enveloppé de linges mouillés.

L’oreiller, animé d’un étrange mouvement de bascule, descendait et remontait sous la tête ; et dans la descente, il se creusait en un entonnoir au fond duquel une pompe aspirait le cerveau, pour ensuite le rejeter violemment.

Il ouvrit les yeux, l’impression de lumière devant imposer silence à cette symphonie de fièvre et contraindre l’oreiller, chose, en somme, inerte, à l’immobilité.

La veilleuse, sous l’action de quelque courant d’air, vacillait, sautillait, animée d’un mouvement alternatif qu’il suivait avec intérêt tout en regrettant qu’il fût irrégulier et qu’il lui fût impossible d’en compter les modifications.

Cependant, sur le tapis, à la lueur, il vit quelque chose de noir, de large, qui avait de grosses antennes, inégales, élargies en éventail. Sa poitrine se serra, car il avait le dégoût des bêtes. Mais bientôt il reconnut que, son bras pendant hors de son lit, c’était l’ombre, projetée par la veilleuse, de sa main qu’il tenait ouverte, les doigts écartés, sans le savoir.

Il se tint alors sur le dos, les yeux toujours ouverts, n’ayant plus qu’un raclement de couteau de bois tout autour des arcades sourcilières, tandis que sur la sclérotique il sentait lui pousser un repli, doublant la paupière, s’abaissant à la façon de la membrane nictitante des oiseaux.

Étendu, il regardait devant lui, voyant des étincelles longues et étroites qui s’éloignaient en s’agrandissant, pour bientôt se rapprocher avec une acuité de pointe.

Sous son palais, une main invisible avait placé un bouchon dont la rondeur moite se collait de la luette aux dents.

Soudain, il vit, devant lui, un mouvement lent, continu. C’était la porte qui, doucement, doucement, s’ouvrait silencieusement, tournant sur ses gonds de velours.

Elle s’ouvrait, oui, quoique tout à l’heure il eût donné au pêne un tour de clef. Elle s’ouvrait avec des étirements d’aile, par une rotation régulière et large, l’angle grandissant de degré en degré. Aucune force humaine ‒ c’était certain ‒ n’aurait pu arrêter ce glissement qui découvrait un trou, haut, étroit, s’élargissant sans gagner en hauteur, et montrant, noir et inhabitée, une profondeur d’encre.

Immobile, il regardait, ayant aux épaules un mouvement de retrait, pliant le cou, pointant le menton, entrouvrant ses lèvres qui gonflaient.

Du trou ténébreux, ouvert maintenant dans toute sa largeur, rien ne saillait, pas une silhouette, pas une ligne, pas un point : ce rien était un tel abîme qu’en dardant son regard il savait que jamais, jamais il n’en atteindrait le fond… le fond de rien !

Pourtant il attendait. Une porte ‒ surtout quand elle a été fermée à clef ‒ ne s’ouvre point sans donner issue à quelque chose. Ce quelque chose, quoi qu’il fût, serait logique, et guérirait l’angoisse inexprimable qu’il éprouvait, ayant les mains crispées, avec des sécheresses de parchemin racorni.

Il attendait et rien ne venait soulager cette attente qui était une souffrance. La veilleuse dansait toujours, mais plus faiblement, elfe qui, épuisé, tout à l’heure va tomber à terre. Alors, il se décida.

Ce « quelque chose » qui ne venait pas, il fallait l’empêcher de venir. Il évolua sur lui-même avec des lenteurs de reptile lourd et se leva. Sentant le tapis sous ses pieds dont les plantes étaient cotonneuses, il s’élança, hâtif d’en finir, et il se jeta sur la porte, sans regarder. Il la ramena, la poussa, l’appliqua sur le cadre, d’une main la maintenant contre toute poussée qui serait venue ‒ pourquoi pas ‒ de l’extérieur, de l’autre donnant à la clef une énergique torsion. Le pêne claqua. C’était fait. Il s’adossa au panneau, vainqueur.

Il revint à son lit. Sa tête retomba sur l’oreiller. Dormir ! Sa peau était sèche, avec des fourmillements internes et brûlants. Dans son cerveau, l’infernale symphonie recommença, avec des tournoiements de sarabande. Un flot large roulait, giration bruissante, ronde de feuilles sèches. Un chapeau de fer s’était rivé à son crâne et l’encerclait, ayant à la coiffe des pointes d’acier. Les globes de ses yeux grossissaient, balles de caoutchouc élargies par un souffle continu. Évidemment ils jailliraient tout à l’heure de leurs cavités trop étroites. Mais le souffle cessa, sans doute pour s’exercer en sens contraire, car les boules se rapetissèrent au point de n’être plus que des billes d’enfant.

Encore un peu, il n’aurait plus d’yeux du tout.

Si fait… assez pour voir la porte, cette porte infâme qu’il avait si bien fermée de nouveau, évoluer lentement, lentement, et toujours lentement, lentement se déployer, couvercle d’un sépulcre vertical… et lentement, lentement, le carré noir et long apparaître, plus large, plus large encore avec ses formidables profondeurs noires.

Ses mains se tordirent, sa gorge gloussa et la veilleuse, épuisée, s’éteignit.

Au matin, on le trouva mort, congestionné.

La porte était fermée à double tour, mais le pêne n’était pas engagé dans la gâche.

 

 

L’illustration, de Tofani, est issue du numéro 135 de la revue Le conteur populaire du 7 mai 1907 dans lequel La porte fut rééditée (grand merci à Jean-François Le Deist pour la documentation). La nouvelle est parue à l’origine dans le Supplément littéraire du Figaro, le samedi 11 septembre 1886 (précision de Norbert Gaulard, que je remercie).

Les nouvelles fantastiques de Lermina ont été recueillies en volumes dans Histoires incroyables, L. Boulanger éditeur, 1885 (réédité dix ans plus tard en deux tomes chez le même éditeur) et Nouvelles histoires incroyables, Nouvelle librairie parisienne Albert Savine éditeur, 1888 (source BDFI).

À n’en pas douter, une nouvelle fantastique de Lermina figurera au sommaire d’un prochain numéro du Novelliste.

Pour faire plus ample connaissance avec l’auteur, on pourra suivre avec profit ce lien-ci, et celui-ci aussi.

6 commentaires sur “La porte, nouvelle de Jules Lermina

  1. Que dire sinon que j’aime Lermina ! <3
    (Et que je dois avoir une autre version publiée, car l'écrivain a été exploité longtemps quand il fallait un bon texte dans les journaux.)

    1. La dernière version en date n’est pas dans un journal ni une revue mais dans une antho (Le petit musée des horreurs) chez Laffont en 2008. Mais je suppose que l’éditrice de Lermina (voir lien ci-dessus) que tu es doit le savoir aussi. ^^
      Connais-tu, cependant, sa poésie ?

      1. J’ai failli croire que tu parlais à quelqu’un d’autre : « éditrice » ? Ménon, pas du tout ! 😀 Lermina, en tout cas, est beaucoup réédité ces temps-ci, enfin, depuis une dizaine d’années et c’est tant mieux. Mais on le trouve aussi dans beaucoup de vieux journaux, parfois sous des titres fantaisistes renouvelés pour donner à la publication un air d’inédit.
        La poésie… je sais qu’il en a écrit, et non ! Montre ! (bourreau ^^).

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