La mort de Lucy Luciole, nouvelle d’André Arnyvelde

Sous ce titre, le tout jeune André Arnyvelde (il a alors vingt ans) signe dans les colonnes du Journal ce qui doit être l’un de ses premiers efforts à proprement parler littéraires. C’est en tout cas la trace la plus ancienne que j’ai pu retrouver, et ce mélo, s’il n’est pas exempt de maladresses et porte encore l’empreinte de la jeunesse, n’en est pas moins étrangement touchant. C’est la nouvelle du mois chez l’ours danseur.

 

Elle était à cet instant où les yeux grand ouverts ne voient plus, où les oreilles ne perçoivent plus, où l’âme s’agite, comme prête à s’envoler, où le cerveau ne dispense plus de raison, où l’on devient une chose sans idée, inapte aux sensations, où l’on s’approche à pas lents de la tombe, où l’on va bientôt n’être plus qu’un cadavre, une chose inerte, froide. De l’ombre. Du néant. Rien. Lucy Luciole agonisait.

Des draps, très blancs, sortait sa tête. Sa petite frimousse gamine, très pâle aussi, ne se détachait de la blancheur des draps que par la ligne rose qu’était sa bouche et les deux diamants noirs qu’étaient ses yeux. Le souffle — oh ! l’imperceptible, le si léger souffle qui s’exhalait de cette ligne rose — soulevait à peine la poitrine, et dans quelques instants, tout allait être fini. Lucy Luciole, la petite actrice, agonisait.

Et c’était stupide, cette mort qui allait la prendre, l’emporter. Un peu de froid qui l’avait saisie après un souper. L’imprudence d’un adorateur, voulant une dernière fois, avant l’adieu, emporter la délicieuse vision d’un peu d’elle, découvrant le frêle tissu qui cachait ses épaules au moment où elle montait en voiture. L’air froid de la nuit — un adorateur aussi — avait posé son baiser de glace sur ces épaules ; et ç’avait été la suite des souffrances, qu’on raille d’abord, qui importent peu, puis les brusques lassitudes, les faces graves des médecins ordonnant le repos ; puis enfin, impitoyable, noire, la Mort, la sinistre Mort qui s’apprêtait et qui, tout à l’heure, finirait par frapper à la porte.

Lucy Luciole avait vingt ans. Il n’y avait pas bien longtemps qu’elle était la petite étoile, la petite lueur falote, folâtre et folle, aimée, acclamée — quelques mois, tout au plus. Tout de suite, ayant remplacé au pied levé une grande camarade, elle avait été si drôle, si inattendue, que le lendemain elle était célèbre. Et cette célébrité venait trop tôt. Elle n’était pas encore mûre pour le succès. Jusque-là, elle venait au théâtre,  jouait, sans grande fatigue, sans grand renom. On ne lui savait pas d’amant. Elle était une exception. C’est-à-dire, si, elle avait un amant. Mais comme il était pauvre et qu’elle l’aimait, ce n’était pas sérieux.

On vivait très mal, de ce qu’il gagnait et de ce qu’elle gagnait. Lui était un poète (il y a encore des poètes) qui faisait des travaux de copie, pour vivre ; elle avait ses appointements, puis de petits cachets par-ci par-là. On s’en tirait. Elle n’avait pas, pour le moment, d’autre ambition. Elle n’enviait pas les camarades qui venaient en calèche, à qui de respectueux larbins ouvraient la portière. Elle ne jalousait pas celles qui venaient, chargées de bagues, de colliers et de joyaux. A la sortie, le jeune amant l’attendait. Et la pression de son bras était le plus précieux des bracelets, et son baiser était le plus rare des joyaux, et leur étreinte, le plus splendide des colliers. Oh ! les longs retours, de la rive droite où était le théâtre à la rive gauche où ils nichaient, par la nuit et par les rues, peu à peu désertes ; les retours où l’on disait des choses niaises, si niaises, si vides, des paroles sans raison, mais où passait toute leur jeunesse et leur amour.

Et la rentrée au logis ; les allumettes qu’il fallait faire flamber, qui s’éteignaient ou brûlaient les doigts ; et la clé qui ne trouvait jamais tout de suite la serrure ; et, enfin, tous deux, l’un près de l’autre, heureux, calmes, simples, n’ayant rien entre eux qui fût un obstacle ; et, lorsque les lèvres de l’un cherchaient les lèvres de l’autre, les rencontrant à moitié chemin, l’autre ayant eu en même temps la même pensée.

Puis, du jour au lendemain elle fut une étoile, et forcément tout fut fini. Sa photographie était partout, elle devenait populaire, elle ne pouvait décemment revenir à pied ou prendre l’omnibus. Et puis, elle ne pouvait, ayant été acclamée avec fureur pendant toute la soirée, retrouver à la sortie le jeune homme qui, poète, artiste, amant, n’en était pas mieux habillé pour cela ; et la clarté de ses toilettes, harmonieuses et froufroutantes, faisait un trop réel contraste avec les habits râpés de l’amant.

Tout fut fini, et lui comprit que cela devait être, et s’en alla. Elle — comme elle l’oublia vite ! — devint celle qui mène la vie joyeuse, devint un oiseau joli à tête folle, écervelée, riant, soupant, aimant, changeant très souvent d’amant, vivant dans le luxe, demandée partout, acclamée partout, partout adorée.

Un jour il était venu la voir, lui, le petit jeune homme, son poète — et elle ne l’avait pas reçu. Oh ! elle en eut bien des regrets ensuite : mais comme elle devait souper après le spectacle avec un prince russe incognito et plusieurs chroniqueurs des journaux les plus en vue, il fallut que les regrets cédassent la place au sourire ; et le sourire, en effet, vint éclairer sa figure. « Bah ! Il m’oubliera… » pensa-t-elle. Alors, riant aux éclats, elle jeta au nez du gros baron Nathan, qui était dans sa loge, les pétales d’une rose qu’elle effeuillait.

Comme tout cela était loin déjà ! Et il y avait si peu de temps ! À présent, petite clarté très pâle, sa frimousse ne se détachait de la blancheur des draps que par la ligne rose qu’était sa bouche et les deux diamants noirs qu’étaient ses yeux. Comme tout cela était loin ! La maladie avait été très longue. Dans les premiers temps, les cartes, les bonbons, les visites s’entassaient, s’entassaient — puis diminuèrent. Les fidèles vinrent encore quelque temps, mais cette maladie était vraiment trop longue. On l’oublia un peu. On la délaissa. On l’oublia tout à fait.

Maintenant qu’elle en était à ce moment où l’âme s’agite, prête à s’envoler, elle était seule, absolument seule. Peu à peu — la raison revient parfois, avant la dernière minute, suprême ironie, pour qu’on puisse se voir mourir — elle ouvrit les yeux et se sentit affreusement triste. Tout son passé lui revint. Elle se revit, avec son poète, dans les rues noires, peu à peu désertes ; elle eut presque la sensation de son bras serrant le sien ; elle se sentit plus seule, plus affreusement triste ; et c’était fini, tout cela, bien fini. Que faisait-il à cette heure ?

A cette heure, il était derrière la porte de la chambre, anxieux, tremblant, n’osant ouvrir, le cœur terriblement serré, la sachant tout près, sachant qu’il n’avait qu’à pousser la porte, qu’il la verrait, elle, sa petite maîtresse d’autrefois, sa Lucie : Lucy Luciole, la petite actrice.

Il entra. Elle entendit le bruit de la porte se refermant. Une ombre obscurcit la lumière qui passait à travers les vitres. Tout de suite, ils se reconnurent. Tout de suite elle eut un sourire. Ne pouvant parler, elle lui lança un regard qui n’était plus tout à fait de cette terre, mais qui était si clair, si pur, si extasié qu’il sentit toute leur jeunesse revenir en eux deux, leurs cœurs se réunirent de nouveau, pas du tout étonnés de se revoir. Alors, s’approchant, il déposa sur le front déjà glacé, doucement, respectueusement, un baiser.

Lucy Luciole, sous ce baiser sincère, si différent de tous ceux qu’elle avait reçus, et qui l’écœuraient à présent, sentit son âme, noircie au contact des adorateurs de celle qu’elle avait été, redevenir blanche, pure, lavée de toutes les souillures. Alors, doucement, confiante, heureuse, avec quelque chose de délicieux qui pénétrait en elle, Lucy Luciole, la petite actrice, ferma les yeux et mourut.

 

Source : Le Journal, 4 avril 1901. Illustration : photo d’époque anonyme de Theda Bara (1885-1955).

On peut lire ici une autre nouvelle d’André Arnyvelde, La plaisante déception, parue dans le même support le 8 janvier 1909.

2 commentaires sur “La mort de Lucy Luciole, nouvelle d’André Arnyvelde

  1. Merci pour ce partage. Arnyvelde est-il édité? Est-il possible de trouver des éditions de certaines de ces oeuvres?
    Merci et bon dimanche.

    1. Merci de votre commentaire et de votre intérêt pour Arnyvelde. Son oeuvre compte principalement quatre romans : Le Roi de Galade (1910), L’arche (1920), Le Bacchus mutilé (1922) et On demande un homme (1924). Le premier est trouvable en occasion à prix relativement raisonnable, le deuxième vous coûtera une fortune si vous avez la chance de le trouver et la patience de le chercher, le troisième est moins rare mais assez cher aussi quand il s’en trouve, quand au quatrième, inutile d’espérer le lire, il n’existe plus que dans les réserves de certains collectionneurs qui le conservent jalousement (c’est le seul qui me manque). Aucun n’est disponible sur Gallica ou (à ma connaissance) en ebook. De ces quatre romans, L’Arche est sans aucun doute le plus original et le plus intéressant, même si les trois autres ne manquent pas d’atouts. Remettre en circulation ces quatre romans et certains autres éléments de la bibliographie d’Arnyvelde (ainsi qu’une monographie aussi complète que possible le concernant) fait partie de mes projets prioritaires pour les années à venir. A suivre, donc…

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