Kokkerjo, prose plastique de Georges Eekhoud

L’ours s’en va danser ailleurs. Il reviendra hanter cet antre au printemps officiel et vous laisse en attendant, comme de coutume, un peu de lecture. Après l’ambiance quasi-kafkaïenne du ‘Moulin-horloge’, après le supplice presque sulpicien d’un condamné à mort que n’aurait pas renié Genet (‘Tante Marie’), terminons cette incursion dans les formes courtes de cet écrivain belge par une facette plus riante ‒ et même truculente ‒ de son talent. Ce texte, pas véritablement une fiction ni tout à fait un article, ressuscite pour conjurer le melon que pourrait prendre l’artiste immortalisé dans le cadastre de son vivant une vieille tradition de l’art flamand : la provocation excrémentielle. Le musée de Flandre, qui expose en bonne place le superbe chieur reproduit dans le corps du texte, commente à juste titre sur son site : « Ces saynètes peuvent paraître d’un humour déplacé, légèrement cru et manquant de finesse. Mais les images cachent le sens et la symbolique des mots. En effet, cette thématique recèle une subtilité. Dans la culture flamande, l’expression : ‘Uit schijten’ c’est-à-dire : ‘action de fienter’ signifie également : ‘railler’. Nous abordons ici une dimension moralisatrice, le chieur est non seulement un moyen de se moquer de la nature humaine mais il permet aussi de replacer l’Homme à sa juste place : nous sommes tous égaux, de passage sur terre. »

 

Helmet ! Un coin de Schaerbeek, mon vieux faubourg laitier et maraîcher (1), en passe de devenir la plus urbaine des cités. Ces lieux présentèrent longtemps une zone excentrique, à la fois fruste et vivace, un capricieux entrecroisement de ve­nelles savoureuses, réunissant tous les spécifismes de la banlieue flamande de Bruxelles, telles qu’on ne les connaîtra bientôt plus que par les tableaux du regretté Jules Merckaert, l’excellent artiste emporté prématurément et qui fit pour cette région ce que son confrère Van Moor réalisa pour le Bruxelles patriarcal et si particulier d’il y a cin­quante ans.

A cet Helmet confinait la célèbre Vallée de Jo­saphat, immortalisée, elle, par le peintre Hippolyte Boulenger, une vallée, plutôt un vallon, mais si pastoral, si riant, qu’au jour du jugement dernier ce théâtre eût certes prédisposé le Juge suprême à la clémence et au pardon. On y rencontrait une Fontaine d’Amour, et une guinguette appelée Château des Fleurs. Ah, le site élyséen ! Il était bien de ces endroits terrestres que Flaubert dé­clarait si beaux qu’on voudrait les presser contre son cœur, de ces paysages enchanteurs, lesquels, à en croire Stendhal, font sur notre âme le même effet qu’un archet bien manié sur un violon sonore.

Les sentes d’Helmet, bordées de talus ombreux alternant avec de coquettes métairies, dévalaient doucement vers les parcs de Montplaisir jusqu’au chemin de fer et au canal communiquant avec Anvers et l’Escaut. Aujourd’hui, toutes sont de­venues des rues ou des avenues citadines et ont échangé leurs noms primitifs si suggestifs em­pruntés à la flore, au bestiaire, aux travaux des champs ‒ Dahlia, Tilleul, Corbeaux, Bruyère, Lion, Agriculture ‒ contre ceux plus ambitieux sinon aussi populaires de nos principaux poètes et romanciers.

Du moins, certains de ces écrivains, glorifiés en cette manière de panthéon, auront vécu le plus long, le meilleur de leur vie dans ces para­ges. J’en connais un qui de longue date les découvrit, les explora, ne cessa de les hanter à l’ époque où ils se confondaient encore avec les campagnes d’alentour. Nul ne leur aura même gardé pareille ferveur, ne les aura affectionnés avec autant de nostalgie.

Mais pourquoi m’en défendre ? Ce fervent, c’est moi.

J’avouerai même que le grand honneur qu’une édilité amie me conféra, en donnant mon nom à l’une des voies rectilignes modernisant ces soli­tudes rustiques, ne me console guère de la dispa­rition des décors agrestes, auxquels cette ville neuve se substitue despotiquement.

Alors que les travaux à accomplir en vue de cette métamorphose venaient à peine d’être inaugurés, j’eus la curiosité d’aller revoir les terrains qui m’étaient si chers et si familiers sous leurs aspects primitifs. Comme au cours de ce pèleri­nage je m’étais rendu à peu près compte de l’em­placement où serait tracée l’avenue destinée à illustrer mon humble nom, il se produisit un in­cident assez incongru, auquel les circonstances prêtaient une portée ironique et qui aurait contri­bué à me rappeler à la modestie pour le cas où les témoignages de l’estime officielle, désormais consignés dans le cadastre, m’eussent induit à m’exagérer mes faibles mérites.

C’est aussi pourquoi je vous rapporterai la chose au risque de vous offusquer. Que Rabelais, Cervantès et notre Adrien Brouwer me soient secourables !

Il se fit donc qu’en errant de remblai en tran­chée, comme j’escaladais un plateau de terres rapportées, j’avisai un beau, jeune et robuste tom­belier débouchant des chantiers voisins en cou­rant à toutes jambes et en donnant des si­gnes d’impatience. Des hauteurs sur lesquelles j’étais posté, je vis cet ouvrier se précipiter dans une sorte de bas fond. Parvenu à cet endroit, il se dessangla prestement et ayant exhibé une superbe paire de fesses dont le ton rose vif s’harmonisait avec le velours marron de ses gré­gues, l’ambre clair des sablons et le bleuté de l’atmosphère ensoleillée, il se mit en devoir de se soulager copieusement. L’opération fut assez longue sinon laborieuse et, à ce que je pré­sume, infiniment profitable. Mon tombelier ne se dépêchait pas, prenait son temps, se plaisant à aérer ses plantureuses callipygies.

Enfin, il se redressa sur ses jambes, se torcha sommairement d’une poignée de feuilles mortes et se rajusta en se cambrant à son avantage, et, tout en regrimpant le talus, ceignit et serra la courroie de sa culotte.

Ce fut alors seulement qu’il m’aperçut à son tour. Il va sans dire que je l’avais observé à la dérobée en y mettant le plus de discrétion pos­sible et en feignant de poursuivre mon chemin. Nos regards se croisèrent furtivement ; je ne pus m’empêcher de sourire d’un air approbateur et il eut, lui, la mine non moins réjouie du peinard ragaillardi, ayant la conscience aussi nette que ses entrailles et s’étant acquitté de ses fonctions naturelles comme de tout autre devoir. Puis, en sifflotant, il regagna son tombereau confié à la garde d’un camarade. Le cheval hennit de joie à son approche, impatient de démarrer.

« Brave homme ! me disais-je en m’éloignant de mon côté. C’est ainsi qu’aura été inaugurée, par l’engrais d’un robuste manœuvre, l’avenue du romancier des parias et des humbles qui les appré­cie jusque dans leurs privautés les plus intimes ! »

Et telle fut la moralité que je tirai de cette scène.

Mais il se fit aussi que l’apparition passagère de ce peinard florissant me rappela l’aventure croustilleuse d’un autre terrassier dont les jour­naux m’apprirent récemment la fin tragique.

Il s’agissait d’un non moins bon bougre, répon­dant parmi les siens à cette appellation pittoresque : Lap Kokkerjo. Le village où il vécut ses dernières années est situé entre Wavre-Ste-Ca­therine et Malines, et porte un nom sonore et aguichant qui donnerait envie de s’y arrêter : Pompelaere ! Que le flamand vous a de trucu­lentes rencontres de syllabes ! Pompelaere ! On dirait des bourrades de gars qui s’aiment bien.

Tels que, s’aimaient Lap Kokkerjo et son insé­parable Mil De Nokker, un autre compagnon de la pioche et de la brouette, originaire comme lui de Kalloo, au Pays de Waes et résidant aussi à Pompelaere où tous deux s’étaient mariés.

Mais Mil pas plus que Lap, ou la plupart des Frères Piocheurs, n’étaient d’exemplaires chauffe-la-couche. Leurs femmes ne se seraient pas avisées de vouloir porter leurs amples et lourdes culottes ! Au retour à Pompelaere, après une se­maine de labeur passée dans les contrées diverses et souvent lointaines où le hasard des entreprises envoyait les terreuses équipes, nos deux copains entamaient fortement la paie sonnant dans leur bissac, et, vadrouillant de conserve, ne rega­gnaient le logis qu’après s’être livrés à de formi­dables lampées de bière et d’alcool dans tous les cabarets de leur paroisse.

Parvenus à destination, le plus souvent ils se trouvaient trop éméchés pour opposer la moindre révolte aux reproches dont les accablaient leurs ménagères converties en mégères.

Lap Kokkerjo était plutôt un simple, un snul comme on dit en flamand, un être passif et débonnaire aux dépens de qui s’amusait Mil De Nokker, plus madré, plus résistant aussi, préser­vant, même sous l’impression de l’ivresse la plus corsée, un esprit d’à propos, un génie mystificateur et facétieux dignes de son ancêtre, le légendaire Tijl Uilenspiegel.

Il devait en fournir la preuve dans des circons­tances que me rappela précisément le geste du bon tombelier d’Helmet.

Un samedi soir que Mil et Lap avaient « pom­pé » encore plus que de coutume dans les estami­nets de Pompelaere et qu’ils cheminaient bras dessus bras dessous, les guibolles outrageusement flageolantes, menaçant à chaque pas de s’étaler dans une ornière ou de culbuter dans un fossé, ne voilà-t-il pas que chez Lap Kokkerjo, tout comme chez notre terrassier de tout à l’heure, se déclara un besoin impérieux de se soulager les tripes.

Plus ne suffirait de se planter devant un arbre et d’ouvrir les vannes à la crue liquide. Il fallait procéder d’urgence à l’évacuation de matières plus consistantes. En vain Mil De Nokker exhortait-il le patient à patienter encore et l’aiguillait-il de son mieux vers le foyer conjugal. Lap était à bout d’endurance. De guerre lasse, il fallut que Mil lui permît de se débonder. L’excellent samaritain l’aida même à rabattre l’aiguillette et à s’accrou­pir, en l’étayant de son mieux. Mais voilà qu’en procédant à ces soins quasi maternels, une idée infernale était venue à ce camarade secourable.

Il s’arrangea si bien en étalant le fond des bragues du pauvre Kokkerjo que celui-ci y poussa la plus copieuse des selles. Mais pour mettre le comble à la scélératesse, le farceur ayant subi la contagion de l’exemple et éprouvé quelques tiraillements d’intestins mit à son tour culotte bas et manœuvra si adroitement qu’il ajouta de son propre fumier à celui que Lap avait déjà logé dans sa culotte. Puis, s’étant prestement rajusté, avant d’aider sa victime à se remettre debout et à reboutonner ses grègues, il l’entraîna jusqu’à sa porte et d’une poussée tutélaire l’envoya rouler au pied de l’escalier du haut duquel son épouse l’agonisait d’invectives. Inutile de dire que Mil n’attendit point, pour déguerpir au plus tôt, sa part de la bordée.

Le surlendemain, le damné loustic eut cepen­dant le toupet de venir s’informer hypocritement de son inséparable auprès de la furie :

« Eh bien, Chophie, quelles nouvelles ? Votre homme n’était pas trop chargé lorsqu’il vous est revenu samedi ?
— Comment ! Pas trop chargé ! se récria la commère indignée… Figurez-vous que le salaud avait fait dans ses chausses et pour comble d’im­mondicité, qu’il y en avait mis de deux couleurs !
— Ah bah ! Ce que vous chantez là ! s’exclama le bon apôtre, en feignant la plus naïve des surprises. Et il a trouvé la place pour y loger pareil assortiment ! » ajouta-t-il en riant aux éclats, mais en se hâtant de fuir.

Ah oui, que la place ne manque pas dans les braies de nos terrassiers ! L’ampleur en est telle que, quels que soient le volume et le relief des pos­térieurs poldériens, il y aurait même moyen d’a­jouter une autre paire de jumelles non moins charnues à celles qui y sont logées d’ordinaire…

Pauvre Kokkerjo ! Il devait périr à quelques semaines de là, dans un bal de la kermesse. Loin de garder rancune à Mil De Nokker, il s’était interposé pour le protéger contre un galant auquel cet incorrigible Mil s’avisait de souffler sa dan­seuse.

Le coup de couteau destiné à Mil alla trouer le cœur de Lap, qui mourut ainsi par grande amitié pour celui qui s’était amusé si outrageusement à ses dépens !

(1) « Faubourg laitier et maraîcher » devenu aujourd’hui quartier de Bruxelles. L’avenue Georges Eekhoud, dont sont narrés ici les débuts, se signale au promeneur par la qualité et l’originalité des façades de nombre de ses opulentes demeures.

 

Illustration : 1 ‒ La vallée de Josaphat à Schaerbeek (1868), Hippolyte Boulenger (1837-1874), Musée Royal des Beaux-Arts d’Anvers. 2 ‒ Anonyme flamand, Het Schiijtmanneke, (xviiie siècle ?), Musée de Flandre à Cassel. Source : Proses plastiques, Georges Eekhoud, La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1929.

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