Kallocaïne redux

19 janvier 2017. Un an après sa sortie, la nouvelle traduction française du chef d’œuvre intemporel de Karin Boye (paru en 1940, au plus fort d’une des périodes les plus noires de l’histoire), revient en force dans les librairies avec son quatrième tirage. L’occasion d’un bilan ? Pourquoi pas. Et aussi de quelques remerciements. Avec en prime la traduction d’extraits d’une importante lettre de Karin Boye rédigée peu avant la sortie de son roman.

 

Le pari de retraduire et rééditer en poche, à un prix abordable pour tout un chacun, un chef d’œuvre suédois mal connu de la dystopie n’avait a priori rien d’un rendez-vous assuré avec le succès. Le courageux éditeur (André-François Ruaud, boss des Moutons électriques) et votre humble serviteur (traducteur transi d’admiration pour l’œuvre de Karin Boye), étaient bardés de bien plus d’espoirs que de certitudes en se lançant dans l’aventure. Un an et trois retirages plus tard, il faut constater que cette réédition est un beau succès, qui confirme qu’un classique de cette trempe peut s’installer dans la durée, marquer durablement les esprits et devenir, mieux qu’un best-seller, un long-seller que les libraires se font un devoir de posséder dans leur fond.

La liste des remerciements serait interminable, rassurez-vous, je ne la déroulerai pas ici. Mais au premier rang de ceux qu’il convient de saluer, il y a mes amis et amies, confrères et consœurs en traduction qui ont assisté sur Facebook à la genèse de ce projet, y ont suivi son évolution, m’ont apporté leurs conseils et leur soutien, et ont contribué par leurs réactions enthousiastes et le bouche à oreille qu’ils ont fait naître (pas de ‘buzz’ pour Karin, please…) au lancement de ce livre. Outre l’éditeur et son équipe, qui savent déjà combien je leur suis reconnaissant, les libraires ont ensuite joué un rôle essentiel en lisant ce livre, en l’appréciant, en le commentant, en le recommandant et en le mettant en avant dans leurs présentoirs, sur leurs tables et sur leurs sites (mention spéciale au magasin Decitre de Grenoble et à son libraire prescripteur, en pointe depuis le début). Et naturellement, je n’oublie pas non plus les blogueurs, journalistes, chroniqueurs et ‘simples’ lecteurs, qui ont assuré à Kallocaïne un accueil critique massif, généreux et globalement très positif.

Et maintenant ? Kallocaïne va continuer à vivre sa vie. Les prochains rendez-vous se situent sur le plan promotionnel (l’éditeur communiquera le temps venu sur ce point) autant qu’éditorial. Une édition spéciale et ‘collector’ du roman sous ‘hard-cover’, limitée à cinquante exemplaires (déjà épuisés) et dotée d’un bonus inédit, sortira en mai. Un peu avant cela, en avril, toujours aux Moutons électriques, la version numérique de Kallocaïne verra le jour. Et tout au long de l’année, la page Facebook consacrée à Karin Boye (lien ci-dessous) continuera son travail de sensibilisation et de diffusion de son œuvre en France. À titre plus personnel, je dois avouer que je caresse depuis longtemps déjà l’espoir de concocter une petite monographie consacrée à Karin Boye, qui ferait sans doute l’objet d’un OL’CHAP, afin de mieux la faire connaître et de contribuer à dissiper quelques malentendus la concernant. Il me faudrait pour cela une journée de travail quantique, qui me permettrait de doubler ma journée de travail ‘pro’ d’une journée de travail ‘perso’. Si vous avez un plan, prévenez-moi…

 

Lettre de Karin Boye à Ebbe Linde

Stockholm, le 6 septembre 1940

Mon cher Ebbe !

Il est plus que temps pour moi de te remercier pour ta lettre et tes cartes. Les images étaient amusantes à regarder, et la lettre davantage encore à lire. Je ne viens jamais à Göteborg, parce que je ne parviens pas à m’arracher à Alingsås, fût-ce un seul jour, pour voyager. Eh oui… N’est-ce pas terrible de devoir vivre sa foutue puberté à l’âge adulte ? Et, plus terrible encore, que rien, pas même l’époque, pas même la chute de l’Occident, ne puisse t’empêcher de t’effondrer comme un château de cartes et de t’enflammer comme un brandon ; et lorsque tu finis par assumer ce qui est resté latent pendant vingt ans, l’objet de ta flamme est en train de mourir du cancer, tellement bombardé de radium que toute trace de sexualité a été éradiquée en elle. Nous savons tous deux que la vie est si macabre que rien ne pourra jamais la rendre plus supportable – macabre jusqu’en son sein même.

(…)

Je viens de terminer, dans la souffrance et les tourments intérieurs, un assez gros roman (enfin…  « gros » comparativement à mes habitudes). Plus que d’une utopie, il s’agit d’un roman d’anticipation. C’est tellement différent de ce que j’écris habituellement que j’étais un peu inquiète, et ce fut en définitive pour moi une véritable torture de l’écrire, mais chez Bonnier [l’éditeur de toujours de K.B.] ils se sont montré extrêmement enthousiastes, bien plus ravis et intéressés en fait que je ne les avais connus pour aucun de mes livres précédents. Kaj Bonnier m’a écrit que c’est à ses yeux l’un des romans les plus étranges et fascinants qu’il ait jamais lus. C’est bien l’esprit de la chose. Ce fut pour moi une expérience d’écriture très étrange, il est donc normal que le lecteur puisse partager un peu de cette étrangeté. Il y est question de l’état du monde dans le prochain siècle, livré à de grands états totalitaires luttant pour l’hégémonie planétaire et exerçant un contrôle absolu sur leur population. Je me suis dit qu’ils auraient peut-être un peu peur de Westman [ministre de la justice suédois responsable de restrictions à la liberté de la presse de 1939 à 1943], mais comme il n’est fait mention d’aucun leader identifiable et que les noms des personnages ne pointent aucune origine, le livre ne peut être suspecté d’attaquer qui que ce soit.

Salut à toi et à tous nos amis et connaissances communes !
Karin

[Quelques mots d’explication : Ebbe Linde (1897-1991), poète et critique, était un ami très proche de Karin Boye, ce qui explique le ton très personnel de cette lettre. Celle dont il est question au début sans qu’elle soit nommée s’appelait Anita Nathorst (1894-1941). Karin Boye l’avait connue très jeune, dans les camps estivaux de jeunesse chrétienne qu’elles fréquentaient toutes deux. Ce n’est que très tard, alors que cette femme était en train de mourir du cancer à Alingsås, qu’elle a décidé d’assumer l’amour non platonique (mais pas partagé) que depuis toujours elle lui vouait. Margot Hanel (1913-1941), avec qui Karin Boye vivait en couple à Stockholm, bien qu’extrêmement jalouse, acceptait cette situation et la laissait rejoindre le plus souvent possible Alingsås, où le manuscrit de Kallocaïne a été achevé et où son auteure a fini par se donner la mort. Karin Boye avait entretenu l’espoir de pouvoir accompagner son amie dans ses derniers jours. Elle avait très mal vécu que celle-ci la repousse encore une fois en préférant d’autres arrangements. Il n’est pas impossible (et il est même grandement probable) que cette histoire d’amour sans issue ait aggravé l’état dépressif chronique que subissait Karin Boye depuis des années, et pesé lourd dans sa décision d’en finir. Margot Hanel, en se suicidant à son tour, ne lui a survécu que quelques semaines. Anita Nathorst, emportée par le cancer, ne lui survécut que quelques mois.]

La page Karin Boye sur Facebook :
https://www.facebook.com/Karin-BOYE-1900-1941-1693107547579935/

La page Kallocaïne sur le site des Moutons électriques :
http://www.moutons-electriques.fr/kallocaine-poche

Illustrations : R. Niall Bradshaw (pour le bandeau supérieur, et pour la couverture).

2 commentaires sur “Kallocaïne redux

  1. Mon seul regret, c’est d’avoir découvert le texte chez Ombre. J’en avais déjà vendu une cinquantaine dans ma librairie quand l’édition Hélios est sortie… en tout cas félicitations et, effectivement, voilà un vrai bon titre de fond (j’ai évidemment switché les deux éditions, et je n’ai plus que la hélios).

    1. Hello Xavier. Grand merci pour ton message ! Crois-moi, j’étais catastrophé quand j’ai vu débouler l’édition semi-poche de Ombres reprenant l’ancienne traduction alors que la nouvelle était déjà engagée. Cela n’avait aucun sens de tout arrêter, et je crois qu’en retardant un peu la sortie et en faisant passer le projet en poche, nous avons trouvé une bonne solution. Et pas de regrets à avoir en ce qui te concerne, que ce soit dans l’édition Ombres ou dans celle-ci, l’essentiel est que tu aies fait lire ce livre et continues de le faire lire. Encore merci à toi, et à vous les libraires. 🙂

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *