Kallocaïne redux (2)

La nouvelle traduction française de ‘Kallocaïne’ entre en ce début avril véritablement dans le vingt-et-unième siècle avec la sortie de sa version numérique, désormais disponible sur le site de l’éditeur comme chez les revendeurs habituels. L’occasion de jeter un coup d’œil dans le rétro, avec un extrait de la préface que Margit Abenius donna à l’ouvrage lors de l’édition des œuvres complètes de Karin Boye en 1948, un digest des principales chroniques parues depuis la sortie de la nouvelle traduction, et deux critiques parues en 1948, lors de l’édition de la première traduction. Où l’on constate que ce roman intrigua et suscita l’enthousiasme dès l’origine.

 

« Karin Boye a souvent dit de sa poésie qu’elle n’était destinée à plaire qu’à un petit nombre. Kallocaïne, pour sa part, connut un immédiat et large succès public lors de sa sortie en Suède à l’automne 1940. La critique y vit un roman d’idées d’une puissance peu commune, et l’on souhaita même qu’il puisse exercer une influence dans le contexte dramatique de l’époque. De nombreux critiques s’attachèrent à en parfaire la réputation. “De classe internationale !” proclama Arthur Lundkvist. Gierow, pour sa part, écrivit : “La vision d’avenir constitue l’élément principal du roman, et Karin Boye est parvenue à la traiter avec une logique imparable qui renforce l’élément fantastique ; elle décrit ce monde irréel d’une plume sûre qui fait de ce roman une œuvre d’art significative et destinée à rester.” Sten Selander constate quant à lui que Karin Boye, “surpasse tous les écrivains du genre en étudiant avec minutie la psychologie de  ces humains réduits par leur condition à n’être plus que des fourmis-bipèdes.” Si la véracité psychologique des personnages n’a jamais été une caractéristique dominante dans les romans de Karin Boye, Knut Jaensson souligne que “curieusement, ces spécimens imaginaires d’humanité future constituent les héros les plus vivants que la romancière a réussi à créer, exception faite de Malin Forst dans Kris.” Dans le Dagens Nyheter, Ivar Harie estime que “Karin Boye arrive à nous convaincre que l’aspiration à une communauté véritablement humaine ne pourra jamais être complètement éradiquée. Cette vision de l’avenir n’est sans doute pas son effort artistique le plus marquant, mais elle possède une vertu singulière. Sans doute ce livre tire-t-il sa force de ce que son auteur, profondément et humainement touché par le cauchemar de 1940, a su en tirer bien plus qu’un conte à dormir debout.” » (Margit Abenius)

Cet accueil n’a rien à envier à celui qui fut réservé, depuis sa sortie jusqu’à aujourd’hui, à la nouvelle traduction française. Pour preuve, on pourra lire ce digest composé à partir des extraits les plus significatifs de différentes critiques et chroniques parues aussi bien sur papier que sur le web. N’est-il pas étonnant de constater — Ô merveille de l’intelligence collective ! — que ce composite épitomé forme un tout cohérent qui pourrait se suffire en tant que « chronique globale » de Kallocaïne ?

Si l’accueil dut être plus discret lors de la sortie en 1947, aux éditions Fortuny, de la première traduction française (due à Marguerite Gay et Gerd de Mautort), j’ai pu retrouver deux critiques qui montrent que dès l’abord la tentation fut grande de faire de Karin Boye une sainte et martyre laïque dont la mort aurait en quelque sorte sanctifié l’engagement et la pureté de l’idéal — la préface de l’édition Fortuny, d’ailleurs, œuvre également en ce sens. Je pense pour ma part, même si nul ne peut prétendre, jamais, percer les mystères et motivations profondes d’un suicide, quel qu’il soit, qu’il faut se garder de cette tentation sulpicienne. Toute sa poésie, tout ce qu’on sait d’elle à travers ses biographes et les témoignages de ceux qui l’ont connue, montrent que Karin Boye possédait en elle depuis toujours cette tentation à l’holocauste personnel, au dépassement de soi par le sacrifice suprême. On sait également que sa vie sentimentale passablement compliquée était à l’époque où elle est allée se donner la mort sur les hauteurs d’Alingsås totalement dans l’impasse et la faisait énormément souffrir. Je continuerai donc, à contrecourant, d’affirmer qu’il faut lui laisser le mystère de cette mort qu’elle a choisie, et ne pas en réduire la portée en la figeant dans une interprétation abusive.

Les deux critiques qui saluèrent la sortie de ce qui s’intitulait à l’époque La Kallocaïne ne disposaient pas des éléments nécessaires pour se garder de cette tentation, on leur pardonnera donc leurs raccourcis. Qui plus est, il y avait dans l’air du temps, au sortir d’une des guerres les plus atroces que l’humanité ait connue, quelque chose qui devait pousser à tenter de porter le regard au-delà des faits. Il faut en effet souligner que l’on put sentir se cristalliser en tant que genre, à la fin des années quarante, ce qui deviendrait bien plus tard la « contre-utopie », puis la « dystopie ». Alors qu’aux États-Unis MacCarthy s’apprêtait encore à instaurer en système de gouvernement son tribunal idéologique et que la guerre froide s’installait durablement, parurent successivement quelques jalons importants de ce qui n’était pas encore un genre : Nineteen Eighty-Four (1984), d’Orwell, en 1949 ; NEIN, die Welt der Angeklagten (Le monde des accusés), de Walter Jens, en mars 1950 ; Die Gesellschaft vom Dachboden (La société du grenier), d’Ernst Kreuder, en novembre 1951 : Heliopolis, Rückblick auf eine Stadt (Heliopolis, vue d’une ville disparue), d’Ernst Junger, en octobre 1952.

Dans ce contexte, J. Charnoz écrit dans le numéro d’avril-mai-juin 1948 de La Revue : « L’État pourra-t-il, un jour, déshumaniser l’homme au point d’en faire un numéro, tel ce “numéro 135 du Service des Sacrifices Volontaires” devenu homme-cobaye pour des expériences de laboratoire ? Et, surtout, l’État pourra-t-il en arriver à violer même le secret des consciences, à forcer, par une piqûre, chaque citoyen à dévoiler le plus intime de lui-même, à révéler s’il ne conserve pas des aspirations, un humanisme contraires aux lois ? Tel est le thème de ce roman, thème inspiré de méthodes que nous avons connues. En fermant ce livre si tragique, on comprendra le suicide de son auteur, il est le témoignage que cette hallucinante anticipation n’est pas seulement une œuvre d’imagination, mais qu’elle est un cri de révolte devant la monstruosité de l’avenir qui nous attend… La mort de K. Boye nous apparaît comme une preuve tragique de la profondeur de son engagement dans son livre et par là nous rend ce roman tristement attachant. »

Bien que plus mesuré (et plus subtil), Henri Queffélec œuvre dans le même sens dans le numéro de juillet 1948 de la revue Esprit : « Il ne faut pas dire “Encore un roman d’anticipation !”, car l’ouvrage est écrit avec une très grande maîtrise, une énergie directe et discrète, et souffre la comparaison avec Brave New World, de Huxley. Sur un point, même, il lui est supérieur. Brave New World, quel que soit son apparat scientifique, donne l’impression d’un jeu. La Kallocaïne pourrait s’intituler Le triomphe de la police et son intrigue, comme celle de Knock, progresse à la manière d’un canular ; néanmoins, d’un bout à l’autre, l’angoisse l’habite et le lecteur cherche avec ardeur les invraisemblances qui lui permettraient de croire qu’il s’agit d’un rêve. S’agit-il d’un rêve ? La Kallocaïne, c’est le “sérum de vérité”, que l’on dit maintenant découvert. Et la torture physique et morale, dont les polices usent et abusent, n’était-ce pas déjà le même sérum à l’état brut ? La vie telle qu’elle se déroule dans la “Ville de Chimie n°4”, où l’on ignore à peu près tout du reste de la nation et du monde, ressemble à la vie telle qu’elle doit se dérouler sous les régimes totalitaires qui “réalisent leur nature”. Le roman fut écrit en 1940. À quel pays s’appliquait alors, plus spécialement, la satire ? La romancière suédoise se refusait à répondre, mais l’angoisse que son livre manifeste était l’angoisse même de son être, avec ses aspirations de vérité, de liberté pour tous. En 1941, elle se suicidait. Les amis d’Esprit devraient devenir les amis de ce livre, qui rappelle heureusement au socialisme qu’il faut faire sa part à une certaine indépendance des choses et des cœurs : “Ce qui est organique”, écrit Karin Boye, “n’a nul besoin d’organisation”. »

Quéfellec termine à juste titre sa chronique avec cette citation importante du roman. Au fond, faire de Karin Boye une martyre de sa pureté idéaliste et de son œuvre maîtresse me gênerait moins si cela ne venait contredire le message même du roman, qui reste, quoi qu’on en dise et quelle que soit la noirceur du propos, un message d’espoir : le « ce que je suis subsistera quelque part » d’Edo Rissen. Devant l’inacceptable, il ne faut pas aller se suicider dans la montagne, il faut se battre. Quelle qu’ait pu être sa fin, Karin Boye n’a jamais dit, ni pensé, ni écrit autre chose, et c’est ce me semble l’essence même de ce que nous dit de manière si criante, aujourd’hui encore, Kallocaïne.

Un commentaire sur “Kallocaïne redux (2)

  1. Je ne peux que m’accorder avec ta conclusion. Cet espoir de l’enveloppe de chair, fragile et de toute manière temporaire : la création qu’elle a contenue un jour est invulnérable.

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