Hécate, Frédéric Jaccaud

Certains livres se laissent aimer dès l’abord et font d’ailleurs tout pour cela, on ne le leur reprochera pas. D’autres, plus rares, s’échinent à vous signifier sans attendre qu’ils ne sont pas fréquentables, et qu’il vaut mieux pour vous que vous les refermiez. La méthode de séduction est plus radicale, mais quand la démarche est sincère, pas forcément moins efficace.

Éditeur : Gallimard, Série noire
Sortie : Janvier 2014
ISBN : 9782070143658

Ma lecture a failli s’arrêter page 69. « − C’est à gerber. Ce type est malade. Et vous n’êtes pas mieux si vous continuez de regarder ça. » Le tiret long indique une prise de parole dans un dialogue en cours, mais comment ne pas le prendre comme une adresse au lecteur, qui s’inflige page après page de « ça » sans trop savoir où il en est ni ce qu’il en pense ? J’avoue avoir fermé le livre, puis la lumière, et m’être pelotonné sous ma couette en maugréant que l’auteur ne m’aurait pas comme ça, et que (si !), drapé dans ma bonne conscience, j’étais « mieux ».

J’avoue également avoir rallumé une minute plus tard, avoir rouvert le livre, et m’être replongé dans la lecture, décidé à percer le mystère, à ne pas me laisser manipuler par de basses provocations. Et j’ai bien fait. Le mystère ne réside pas dans « la beauté, la vérité ou la folie » censées récompenser le téméraire de ses efforts (mots creux dont se pare une quatrième de couverture conçue pour aguicher le chaland). Il est, le mystère, dans cette figure tragique – Milena, comment ne pas penser à K ? – qui émerge, toute vibrante de vie et d’authenticité, des quelques lignes d’un article du Monde et des cent trente pages du roman dense et serré comme un poing dressé que Frédéric Jaccaud en a tirées.

[Les prémices posées, ne vous attendez pas à ce que l’auteur les exploite et les explore de manière classique et rassurante pour tout amateur de série noire. Il n’est pas là pour cajoler son lecteur et l’apaiser dans un agréable ronron développé sur quelques centaines de pages. Il a pourtant réuni tous les ingrédients nécessaires – la mort abjecte et mystérieuse, le petit flic sans envergure mêlé à ça malgré lui, sa petite amie dont les compétences vont l’aider à avancer dans l’enquête. Mais là encore, il ne s’agit que de chausse-trappes. Nous sommes dans la vraie vie… enfin non… enfin peut-être… et puis quelle importance ? Un petit flic assigné à la circulation n’a pas, comme dans un roman noir, l’énergie, l’astuce et les ressources nécessaires pour aboutir dans sa quête en dépit de tous les obstacles. « Mais Anton n’est pas un vrai flic, ni biographe ni journaliste, et ses recherches sur Internet ou dans les archives de la ville ne lui apprennent rien ; on lui refuse la consultation de certains dossiers ; à la clinique, on refuse de lui répondre. » Évacuée en trois lignes vite expédiées, la belle enquête. L’auteur, deus ex machina, revendique sa place et impose sa loi en tant que tel. Il ne reste plus qu’à faire tomber le héros, à son tour, dans le piège.]

Interrogation sur la séduction trouble exercée par le fait divers sur la foule, comme on le lit ça et là ? Mouais… C’est bien plutôt notre rapport à la fiction – et donc à la réalité – que Jaccaud dynamite, sachant parfaitement ce qui l’anime et où il veut nous mener.

Il y a de l’obscène à prendre du plaisir ou à trembler pour le destin de personnages irréels, à se projeter en eux qui tremblent ou prennent du plaisir. Il y a de l’obscène à croire en cette supercherie, à partager le bonheur, à se rouler dans la fange sans honte parce que tout cela n’est pas vrai. Et quel regard porter en définitive sur ce regard-là, sur ce besoin de se repaître d’un simulacre de sentiment, d’humain, de monde ? On ne répond pas à cette question. On accepte d’aller jusqu’au bout. On attend la fin.

Ils ne sont pas légion, les écrivains à pouvoir se vanter de soigner leurs lecteurs aux petits oignons, à grands coups de lattes dans la gueule. J’ai lu ce livre d’une traite. Je ne l’ai pas aimé, parce qu’il n’est pas aimable. Il me fascine.

[dimanche 16 février 2014, 10:36 UTC+01]

 

Illustration (de haut en bas) : 1 – William Blake (1757-1827), Hecate – The Night of Enitharmon’s Joy (1795, document Wikipedia) ; 2 – couverture du livre ; 3 – Carte postale de 1910, illustrateur anonyme (merci Christine Luce).

 

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