‘L’œuvre de Georges Eekhoud’, de Maurice Bladel, paru à la Renaissance d’Occident (Bruxelles) en 1922, ne manque certes pas d’intérêt pour qui veut s’initier à la vie et à l’œuvre du chantre de la Campine anversoise. Même si l’auteur n’échappe pas aux pièges de l’hagiographie, le livre fourmille en effet de détails biographiques sans doute puisés à la source. Mais ce qui à mes yeux fait surtout le prix de ce livre, c’est le texte (beaucoup plus court) qu’Émile Verhaeren a bien voulu écrire en guise de préface. Un texte d’ami et de poète qui, en quelques paragraphes, en dit beaucoup plus sur la singularité de l’œuvre de Georges Eekhoud que bien des savantes études. Le voici reproduit ci-dessous dans son intégralité. (L.D.)
« Georges Eekhoud aime la Flandre, ou plutôt sa Campine, avec une âpreté et une ferveur qu’aucun de nous ne met dans le patrial amour. Il aime, si j’ose dire ainsi, d’outre en outre.
Quelques-uns de nous n’aiment qu’à tête reposée. Leur pays est pour eux plein de douceur, de tranquillité et de charme. Une maison claire au bord de la Lys ; des gens simples et calmes autour d’un foyer ; un peu de lumière sur la façade ; de jolis usages et de pittoresques coutumes poétisant la vie ; un amour se déroulant à travers une prairie ou un clos ; une église, un marché, un tir à l’arc, un jeu de boules pour situer telle ou telle aventure, et la nouvelle est imaginée et aussitôt écrite.
D’autres aiment à assombrir ces mêmes mœurs et ces mêmes gens que leurs confrères ensoleillent. Ceux-là s’imaginent une Flandre triste et brumeuse où les vents d’automne soufflent la misère, la détresse et parfois le crime et la ruine. Les hommes de l’Escaut ou des bords de la mer nous sont représentés frustes et gros, fiers, avec des instincts brutaux et des âmes sournoises. Les chaumes des plaines y sont accroupis comme des bêtes ; les routes y sont peu sûres ; les bois y guettent ceux qui passent ; une atmosphère de méfiance, de rage et de danger baigne chaque chapitre et quelquefois chaque page.
Parfois la sensibilité mêle sa liesse à ces drames farouches. Les cabarets retentissent de chants ardents et lourds avant de trembler aux cris d’une rixe ou d’un meurtre. Et les murs propres et blancs se marquent soudain d’une tache rouge.
Tout cela est, certes, admirablement décrit et montré avec justesse et puissance. Même parfois un caractère d’homme, de femme ou de jeune fille hausse le roman ou la nouvelle, jusqu’à l’étude psychologique. Quoi qu’on dise, nous savons imaginer et analyser, dès que nous le voulons. Il est trop facile de nous ranger, sans appel, parmi les écrivains uniquement descriptifs.
Pourtant, si complète que soit notre manière de montrer et de traiter les êtres et les choses de chez nous, il manque à la plupart de nos maîtres ce que Georges Eekhoud prodigue dans ses livres, je veux dire la ferveur. Non pas l’amour, mais plus que l’amour. On sent chez lui comme une tension de tout l’être, comme une frénésie de sympathie et de tendresse. Il voudrait souffrir à la place de ceux qui souffrent dans ses romans ; il voudrait être humble et déjeté comme les va-nu-pieds de ses nouvelles ; il voudrait participer fut-ce au prix de n’importe quel sacrifice, à la vie sombre et hostile de ses pacants et de ses vagabonds. Le cœur plus que le cerveau alimente et dirige l’art de Georges Eekhoud et voilà pourquoi nous l’admirons, certes, mais surtout nous l’aimons, à travers chacun de ses livres si intensément humains. »
Émile Verhaeren
Source : ‘L’œuvre de Georges Eekhoud’, par Maurice Bladel, Édition de la Renaissance d’Occident, Bruxelles, 1922.
Illustration : ‘La Chapelle’, Isidore Meyers, 1866-1913.
http://www.tabgalerie.be/tableau-la-chapelle-meyers-isidore_detail_253.html
‘Quand l’amour déraille’, Eekhoud | Delarue-Mardrus | Lermina | Masson, Flatland, mars 2018.
Précédé d’une lecture vagabonde de Christine Luce, suivi de fragments biobibliographiques et d’un glossaire.
Format 13,5 cm x 21.5 cm, 186 pages, 12 €.
ISBN : 978-2-490426-00-3
https://novelliste.redux.online/catalogue/quand-l-amour-deraille/