Extension du domaine des critiques de bistrot du commerce

Une page entière de la prestigieuse revue ‘Bifrost’, référence de la SF hexagonale. Fichtre ! ‘Le Novelliste’, pour la sortie de son premier numéro, a de quoi s’estimer gâté… Calmons-nous, car le chroniqueur – Gilles Dumay himself – n’a pas aimé et le fait savoir à sa manière habituelle, par une entreprise de démolition en règle. C’est parfaitement son droit. Ce qui pose question, c’est la façon de faire et ce que véhicule le reproche principal assené par le péremptoire critique : ‘Le Novelliste’ serait – selon lui – une revue vieillotte, et même une revue pour vieux, fans d’illustrés poussiéreux oubliés au grenier. C’est donc une tare ? Apparemment, c’en serait une à ses yeux. Et c’est bien là qu’est l’os.

 

Certes, il n’est jamais plaisant de découvrir une critique négative, mais là n’est pas le problème. L’objet de ce billet n’est pas, pour un rédacteur en chef meurtri dans son amour-propre, de venir se plaindre d’avoir été mal compris, ou mal jugé. Gilles Dumay n’a pas aimé ce qu’il a lu ni ce qu’il a vu, ce n’est pas un drame, nul ne peut faire l’unanimité. Ce qui me pousse à rédiger ces lignes, c’est un sentiment persistant de malaise né à la lecture de cette page 109 du dernier Bifrost et que les jours qui passent ne font qu’accentuer. C’est donc la critique de la critique que je me propose de faire ici, car si l’on ne peut que subir les humeurs du chroniqueur du « Coin des revues », nul n’est obligé de souffrir en silence, surtout quand les méthodes employées relèvent en partie du bullying de bas étage.

Le papier commence par une citation fidèle (8 lignes) de l’éditorial, en guise de note d’intention. Rien à redire là-dessus, même si l’habile critique ne place d’évidence cette phrase en exergue que pour mieux prouver in fine que la promesse qu’elle contient ne sera ­– selon lui – pas tenue.

Vient ensuite un ahurissant et interminable (15 lignes) rappel du pedigree de l’initiateur de la revue, totalement hors sujet. Quel intérêt ? Aucun, si ce n’est celui de remuer un peu de merde ancienne et de se délecter du fumet qui s’en dégage, en faisant parler, par-dessus le marché, un mort qui pourra difficilement venir protester de l’opinion qu’on lui prête. Ambiance bistrot du commerce… Prenez vos aises, ce n’est qu’un début.

Enfin, au terme de 23 lignes (un quart du papier) de crapoteuse entrée en matière, on en arrive au vif du sujet, avec la maquette « agréable bien qu’un tantinet vieillotte ». Ah ? On aimerait en savoir plus, tout conseil est bon à prendre. Hélas, le raffiné critique fait une fixette sur les notes : le système est « à revoir d’urgence », il y en a trop (« Trop de notes ! », ça me rappelle vaguement quelque chose…), la police de caractère est « pénible » et le corps bien trop petit. On ne saura donc rien (ni en bien ni en mal) des illustrations pleine page qui ornent les nouvelles, de l’alternance des colonnages et des gris typographiques, ou du papier bouffant. Tant pis.

En fait, on comprend au paragraphe suivant (17 lignes) que ce détour par la maquette ne visait qu’à introduire le reproche principal du perspicace critique, qu’il lui tarde d’assener : « Le Novelliste est vieillot au possible. » (Entre parenthèses, on apprend au passage que le ton de la revue est « un poil prétentieux », ce que l’on veut bien croire, celui qui émet ce jugement paraissant en connaître un rayon sur le sujet. Promis, je placerai mon ego sous surveillance dans les prochains numéros.)

C’est ici, au cœur de l’article (ligne 45) que le lecteur pourra découvrir, bien caché entre deux couches de digressions et trois giclées de fiel, la seule information pertinente délivrée par l’auteur. Encore l’acariâtre critique se sent-il obligé d’en relativiser l’impact en la délivrant de ce petit ton acerbe qu’il affectionne : « On apprend beaucoup de choses sur la littérature d’anticipation britannique de 1893-1894. On reconnaîtra par conséquent que le lecteur intéressé par ce genre de sujets pointus sera fort probablement ravi. » Circulez, vous n’en saurez pas davantage ! Ni sur les deux nouvelles jusque-là inédites en français de George Griffith et d’Edith Nesbit, ni sur le roman à suivre d’Edward Douglas Fawcett, Hartmann l’anarchiste, et pas davantage sur la nouvelle d’Émile Pouvillon (je frétille pourtant en imaginant ce que le toujours branché critique aurait pu en dire) ou sur l’interview de Jean-Daniel Brèque consacrée à la collection Baskerville.

Ces broutilles ayant été expédiées, il est temps de passer à l’essentiel (aux yeux de Gilles Dumay) : les nouvelles contemporaines (32 lignes). C’est là qu’il peut faire montre de toute sa verve assassine (et il s’en régale manifestement) en adressant aux trois auteurs qui n’ont pas eu l’heur de lui plaire ces saillies au vitriol dont il a le secret (on le lui laisse volontiers). La novella de Dominique Warfa ? « Rien à foutre de cette histoire belge de la première à la dernière ligne. » Celle de Christine Luce ? « Creux à souhait, ridicule sur le final. » Bruno Pochesci ? « On passe vite à la lecture en diagonale, mais avec les deux mains. » Classe… Seul Yves Letort trouve grâce à ses yeux (c’est déjà ça). Quant à l’auteur le moins aguerri de l’étape, Sylvain-René de la Verdière, il est tout simplement passé sous silence.

Fermez le ban, il est temps pour le critique justicier de livrer son verdict (10 lignes) : « Le bilan est plutôt minable. » « Le Novelliste est définitivement une revue pour vieux au fort parfum d’illustrés poussiéreux oubliés dans le grenier et de naphtaline de placard. » J’adore le « définitivement » qui nous ôte tout espoir de rédemption et je ris jaune à la suite. Il faudrait donc être « vieux » pour s’intéresser aux « illustrés poussiéreux oubliés dans le grenier » ? Lecteurs du Novelliste, vous voilà prévenus : la vieillesse est une maladie contagieuse, qui s’attrape en lisant votre revue préférée. Joseph Altairac, Jean-Luc Boutel, Jean-Daniel Brèque, Jean-Luc Buard, Guy Costes, Nellie d’Arvor, Pierre-Paul Durastanti, Philippe Ethuin, Norbert Gaulard, Noémie Gurvend, Patrice Lajoye, Xavier Legrand-Ferronnière, Christine Luce, Fabrice Mundzik, Richard D. Nolane, Frédéric Serva, Natacha Vas Deyres et tant d’autres encore apprécieront. Leur passion pour ces littératures d’autrefois dont il y a encore tant à dire, leur travail minutieux et totalement désintéressé (si cela payait, ça se saurait) pour doter les littératures de l’imaginaire d’une mémoire, tout ce temps passé à exhumer, lire, recenser, commenter, éditer ne serait donc qu’un passe-temps de petits vieux désœuvrés.

Au-delà du ridicule d’une telle assertion, c’est la profondeur de son conformisme borné et bien dans l’air du temps qui me révolte. En ce qu’il est la dupe de ce jeunisme ambiant qui voudrait qu’il faille pour exister être dans la fleur de l’âge, actif, productif, rentable, souriant et sautant d’une geekerie à une autre, toujours à la pointe de la mode et surfant de hype en hype, l’éternellement jeune critique est bien le produit de son temps. Sa propension au discours « disruptif » ou « décomplexé » en est un autre signe. Ainsi, estime-t-il que telle autre revue livrée au jeu de massacre, dans la même rubrique, serait « la sœur mongoloïde » d’une autre pire encore. Pardon ? Ai-je bien lu ?

En poursuivant la lecture, on apprendra également que Le Novelliste aurait pris pour modèle Le Visage Vert (excellentissime revue au demeurant, et tout ce que le magnanime critique dit de son dernier numéro est parfaitement fondé : achetez-le). C’est vrai. Je dois passer à confesse et reconnaître la grande sagacité du chroniqueur, même si son manque de culture m’afflige. Je me suis bien inspiré d’une autre revue (et même de plusieurs, parasite que je suis !) en créant Le Novelliste. Mes modèles avaient pour nom The Pearson’s Magazine, The Idler, The Strand, ou The Argosy et paraissaient à la jonction des dix-neuvième et vingtième siècles, période qui est précisément celle qui m’intéresse (pour être plus précis, du début des feuilletons de presse européens à la fin des pulps états-uniens). Peut-être ne faut-il pas chercher plus loin les raisons de cette « ressemblance » formelle si astucieusement pointée par Gilles Dumay ? Encore faudrait-il s’être un peu penché sur le sujet pour disposer des références nécessaires…

Parvenus où nous en sommes, et ne connaissant ni d’Ève ni d’Adam l’illustre critique, je pourrais le juger à l’emporte-pièce – après tout, il semble apprécier le procédé. À la lecture de sa prose où affleure l’humour beauf, un rien gras et stigmatisant, il me serait possible de me faire de lui un portrait guère reluisant, que je vous épargnerai. La bienveillance est un art qui se cultive (même s’il n’est pas donné à tout le monde, reconnaissons-le).

Je préfère donc imaginer que son emploi péjoratif du terme « histoire belge » n’est qu’un hommage raté à une nation qui nous a donné tant d’artistes de premier plan mais qui a su, contrairement au voisin français bouffi d’orgueil, ne jamais se prendre au sérieux. Je préfère également me dire que son dérapage « mongoloïde » n’avait pour but que de glisser une subtile référence au standard de Devo, groupe qui savait – lui – manier l’humour caustique à la perfection. Pour le reste, détournons pudiquement le regard. Nul n’est forcé d’encourager l’exhibitionnisme et n’est pas Claro qui veut. Si « la vieillesse est un état d’esprit », la jeunesse n’est pas un gimmick qu’il suffit d’entonner pour ne pas avoir l’âge de ses artères. Vieillir n’est pas un problème, mal vieillir est plus embêtant.

Le bilan ? Il est plutôt maigre. Le très partiel (et partial) critique ne fonde son jugement que sur quatre des dix textes de fiction présentés dans la revue dont il est chargé de rendre compte. L’une des principales caractéristiques de la publication (les fictions issues de l’imaginaire ancien et les articles s’y rapportant) est passée sous silence ou résumée en quelques lignes vite expédiées. Le reste de ses considérations (environ 80 %) est soit hors sujet, soit hautement subjectif et non fondé sur des faits. Nous sommes donc en présence d’un papier d’humeur que l’on s’attendrait davantage à trouver dans un fanzine débutant en quête de buzz que dans une revue telle que Bifrost, qui a depuis longtemps prouvé son utilité et sa qualité.

En somme, au lecteur désorienté qui ne saurait que penser ni de cette nouvelle publication ni de cette critique, on ne saurait que trop conseiller de se faire une idée par lui-même.

Lionel Évrard

 

Illustration : Pere Borrelle del Caso (1835-1910), Escapando de la crítica (1874).

 

 

7 commentaires sur “Extension du domaine des critiques de bistrot du commerce

  1. Pour « mongoloïde », il est possible qu’il s’agisse d’une subtile — au sens très large du terme — allusion à une pittoresque expression de Lovecraft pour désigner une certaine plèbe qui le révulsait: « italo-sémitico-mongoloïde ». Cette hypothèse est renforcée par le fait qu’un rital se serait glissé dans l’équipe du « Novelliste »…
    Nota: il y a une sorte de second degré dans ce commentaire, mais où exactement, par Cthulhu?

  2. Hello,
    Critique du même cru qu’habituellement dans cette section de Bifrost. Depuis 10 ans que j’y suis abonnée, la rubrique est à cette image.

  3. Perso, ça me donne juste envie de découvrir votre revue. Pour dire l’impact du jugement de ce « critique » sur mes choix de lecture !
    Je vais voir si mon libraire veut bien le commander, sinon je passerai par le site.
    Au fait, y aura-t-il une formule d’abonnement prévue ? Ou au moins des infos annonçant les prochaines parutions ?
    Bonne continuation…

    1. Merci !
      Les points de vente en librairie sont listés ici, et pour le moment, la revue n’est pas disponible ailleurs :
      https://novelliste.redux.online/points-de-vente/
      Les prochaines parutions sont listées ici :
      https://novelliste.redux.online/catalogue/
      Mais je me permets de vous ajouter à la liste des adhérents à notre newsletter, dont une va paraître prochainement.
      Quant à la formule d’abonnement, c’est une adhésion annuelle à l’association éditrice :
      https://novelliste.redux.online/catalogue/adhesion-annuelle-a-flatland/
      Merci de votre intérêt et à bientôt, donc… 🙂

  4. Voilà, ma libraire toulousaine favorite prend désormais votre revue… Je vais aller chercher mon premier numéro en fin d’après-midi.
    Et je lui ai déjà demandé de me mettre de côté les numéros suivants.
    Comme quoi la « critique » dans Bifrost a eu un effet dévastateur ^-^ : j’ai eu envie de vous lire !
    Bon vent.

    1. Hello Thierry, ça tombe bien, votre libraire toulousaine préférée est aussi la mienne ! J’espère que de nombreux lecteurs de cette belle ville auront l’excellente idée de vous imiter, et je vous remercie d’avoir eu envie de goûter à ce Novelliste par vous-même. Bonne lecture, pour celui-ci comme pour les suivants, et bon vent à vous aussi ! L.D.

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