Encore une savoureuse page de prose de Georges Eekhoud

Je continue de me régaler, en levant le pied pour faire durer le plaisir, des derniers feux des ‘Communions’ de Georges Eekhoud. La page d’aujourd’hui est tirée de la nouvelle ‘Appol et Brouscard’, qui narre les folles amours de deux jeunes malfrats, ces ‘voyous de velours’ chers à l’auteur, aussi différents l’un de l’autre que la nuit et le jour. La scène se passe dans la ‘colonie pénitentiaire’ de Merksplas, dans la Campine anversoise qui est à Eekhoud ce que la Provence est à Giono ‒ camp de redressement qui deviendra en 1936 une antichambre des camps de la mort pour les réfugiés juifs.

 

Et une fois de plus, le lecteur ébahi tombe en arrêt et se demande : « comment fait-il ça ? » Je conçois bien, messieurs, mesdames, ce que peut avoir d’agaçant cet enthousiasme de gamin follet qui importune les passants sur la plage pour leur montrer les fascinants coquillages qu’il a trouvés. Pardonnez-moi, mais ceux-là sont vraiment beaux ‒ d’une beauté étrange, sulfureuse, presque toxique… Pas de doute, après Ouida, après Arnyvelde, après Knapp, entre autres flirts plus ou moins poussés, me voilà une fois de plus amoureux.

 

« Les plus énervantes à ces fleurs de serre noire étaient peut-être les heures ensoleillées : une journée radieuse et sereine insultait à l’état perpétuellement cabré et tendu de cette population.

Était-ce la couleur étrange et visionnaire du ciel, le chatouillement des premiers souffles printaniers, le chant lointain d’un merle, la méchante et fausse grimace des nuages, l’odeur génésique de la terre éventrée, mais soudain, en pleine garrigue, Appol, qui rêvassait depuis quelque temps, les mains appuyées sur la paume de sa bêche, la laissa choir, oublieux, inconscient. Interpellé par le surveillant, l’arme au poing, qui le somme de ramasser son outil, le gamin bredouille et bâille, en dormeur mal réveillé, et s’étirant déclare qu’il ne travaillera plus aujourd’hui, qu’il en a assez du turbin. Le surveillant a beau le menacer du cachot, de la bastonnade, même du revolver qu’il tient braqué sur lui. Lanlaire ! Allez-y ! L’enfant ne sourcille pas. À présent, les bras croisés sur la poitrine, une moue dédaigneuse aux lèvres, il se laisserait plutôt tuer que de donner un autre coup de pioche. Il se carre et se butte dans son refus et, soudain, pour l’accentuer encore, voilà qu’il entame cette psalmodie patibulaire :

Des couplets que je chante
Point ne faut croire un mot.

Ne sont que menteries
Pour flouer le prévôt.

Sur l’ordre de mon père
J’ai labouré le gel.

Sur l’ordre de ma mère
J’ensemence le ciel !

J’mets la charrue en poche
Et les bœufs sur mon dos !

Et la neige est si noire
Que les corbeaux sont blancs !

En brûlant je me mouille
Je transpire de froid !

Aux amis du contraire
Le vilain paraît beau.

Le ciel a pris mon âme
Et je damne le ciel !

Tous amis du contraire
Rien n’est bien, rien n’est mal !

Devant cette bravade, le brigadier siffle deux autres porte-clés et leur ordonne de conduire le mutin au cachot. Alors, tandis qu’on l’empoigne sous les épaules et qu’il se laisse emmener docile, le nez en l’air, les poings sur les hanches, en se dandinant pour marquer le rythme de sa chanson, Brouscard aussi, qui travaillait à quelques pas de lui, jette la houe et vocifère la complainte sombre. Puis la contagion gagnant toute l’équipe, les bêches volent dans les tranchées, les défricheurs clament la mélopée sinistre d’une voix de plus en plus exaspérée, le chant noir s’enfle, gronde, plane, croasse au-dessus de la plaine.

Et la neige est si noire
Que les corbeaux sont blancs !

Le brigadier se décide à donner l’alarme et un piquet de soldats, le fusil chargé, accourt pour incarcérer cette trentaine d’adolescents, effrayants d’inertie, énigmatiques, offusqués, à la suite d’Appol, par l’ironie et le sardonisme de ce renouveau auquel ils ne participeront jamais, insultés par le sourire de ce ciel impassible, aspirant tous aux ténèbres, au silence, à l’isolement du cachot, où rien, rien, rien ne se moquera plus d’eux, où rien ne narguera de son bonheur et de sa sécurité leur éternelle déchéance !

Tous se laissèrent conduire, automatiquement, avec la même douceur moutonnière, comme détachés d’eux-mêmes et de toute chose, chantant toujours ces vers qui, dans leurs bouches, contractaient une signification plus impie, plus blasphématoire que jamais.

Les amis du contraire
Rien n’est bien, rien n’est mal !

Les cachots n’étant pas assez nombreux, il fallait mettre trois et parfois deux mutins ensemble. Brouscard fut enfermé avec Appol.

Le diable a pris mon âme
Et l’enfer est mon ciel !

Au soir, le Berger de Feu vint rôder autour de Merxplas… »

 

Source : Mes communions (pp. 305-308, Appol et Brouscard), Georges Eekhoud, Mercure de France, Paris, 1897. Illustration : Portrait de Georges Eekhoud par Henri Houben, 1876 (Heritage Library Collection Hendrik Conscience).

9 commentaires sur “Encore une savoureuse page de prose de Georges Eekhoud

  1. « Et la neige est si noire
    Que les corbeaux sont blancs ! »

    J’en ai pour des années à remâcher ces deux vers (de terre ^^), ils manquaient au dernier roman de Volodine.

    Je repasse pour relire et m’assurer que je n’ai rien rêvé. 🙂

    1. Je me suis demandé s’il l’a écrit lui-même ou si c’est un emprunt, mais je n’ai rien trouvé. J’en déduis que c’est son oeuvre. C’était pourtant un médiocre poète au tout début de sa carrière, ce qu’il a compris en cessant d’en écrire au bout de trois livres.

      1. J’aime beaucoup ce poème tout à fait naturel dans la bouche des personnages, dur, cruel et simple, avec des images fortes.

    2. Ces vers apparaissent dans une autre nouvelle consacrée aux « voyous de velours » : Le tribunal au chauffoir.

    3. Je n’ai rien trouvé, disais-je, sauf cette citation : « Quand la neige tombera noire / Et que blancs / Seront les corbeaux / S’effacera de ma mémoire / Le souvenir de Clairvaux », qui fut retrouvée gravée sur le mur d’une cellule de la centrale de Clairvaux.

  2. Alors, peut-être s’agit-il d’une résurgence de poésie populaire orale ? En tout cas, ça paraît plausible.

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