Mesdames, Messieurs, chers élèves.
La guerre doit être l’objet de mon dernier entretien de l’année avec vous.
Eussé-je été tenté de ne point vous parler de la guerre, eussé-je pu de toutes mes forces, souhaiter ne point vous parler de la guerre, comment échapper à l’impitoyable nécessité ? Depuis trois années révolues une seule pensée fut-elle conçue, une seule parole prononcée, qui n’ait été toute pleine, amère et sanglante, de la guerre ?
Il n’est plus rien que la guerre, plus d’art, plus de science, plus de religion, même plus de joies ou de peines, plus d’amour ou de haine ou de piété, qui ne soit à la guerre, qui ne soit par ou pour la guerre, ou contre elle.
Dans quelques jours, trois années seront révolues, trois années de quotidiens massacres et de quotidiennes mutilations de frères humains, de quotidiens incendies, de quotidiennes destructions de foyers humains et de nobles tâches humaines ; plus de mille jours successifs et de mille nuits successives, de canonnades, fusillades, charges à la baïonnette, à la grenade, corps à corps à coups de couteaux dans les tranchées, brusques assauts de gaz asphyxiants, embrasements subits de régiments par le feu liquide, torpilles, mines… inlassable tuerie, mutuel égorgement de milliers d’hommes sur des milliers de lieues étendues ; réalité, sacrilège atroce, sans nom, que la parole s’épuise à vouloir exprimer, que l’esprit chancelle à concevoir, et devant quoi l’imagination d’un Dante même ou d’un Shakespeare, serait interdite ou frappée d’impuissance.
Parlant à vous, en homme à qui rien d’humain n’est étranger, je ne puis avoir qu’un vœu et qu’un devoir, vous parler de la guerre.
Mais parler de la guerre à vous, nos fils, et les jeunes frères de ceux qui combattent n’est pas parler de la même chose, n’est pas la même chose, que d’en parler à des hommes de ma génération. Pour nous elle est le présent, inéluctable, pour vous, elle sera le passé, un passé dont vous ne pourrez que vous détourner avec des frémissements d’horreur, l’âme déchirée de pitié, que vos pères et vos frères aînés durent le subir.
Vous le savez, vous vous en souvenez. Vos pères et vos frères vous l’ont dit et vous le redisent chaque jour. Ils ont quitté leur foyer plein d’amour, ils ont laissé là leurs affections et leurs travaux, eux et tous les ouvriers de la tâche humaine, et tous les paysans de tous les pays, oui, même ceux qu’ont égarés leurs gouvernants infâmes, pour en finir une fois pour toutes avec la plus ancienne, la plus acharnée, la plus démoniaque ennemie de l’homme, avec la guerre. Oui, tous ces hommes-là, tous ces peuples-là ont bondi comme un seul à la gorge de l’engeance infernale, et ils la terrassent à jamais. Écoutez les millions de mutilés qui déjà se répandent et se répandront sur les campagnes et dans les villes ; écoutez les millions de morts qui jonchent les plaines et les fleuves, les forêts et les montagnes et les mers de toutes les nations ; tous crient d’un même cri dont retentissent tous les cieux : nous nous tuons, nous avons tué la guerre !
Cette grande guerre, comme on l’appelle, qui est en effet, la plus énorme, la plus monstrueuse dont aient jamais saigné la terre, le ciel et la mer ; dont aient jamais saigné le cœur et la chair des hommes. S’il est à cette heure un vœu et un devoir, où communient toutes les âmes du monde ; s’il est un refuge pour elles contre la folie et le désespoir, s’il est une espérance s’il est une certitude, c’est bien là ; qu’elle soit pour jamais le passé pour vous, le passé sans retour possible, la dernière des guerres.
Enfants, adolescents, quand vous serez hommes… Que la vie, que la destinée, que la divinité ne nous mentent pas (et elles ne peuvent pas nous mentir) et vous que voici, fils de tant de héros de la grande guerre, vous ne connaîtrez plus la guerre, la Bête sera à bas, à vos pieds. Ses ossements gigantesques et hideux épandus sur le sol seront pour vous comme les vestiges fabuleux des époques tératologiques, débris informes de la dernière des convulsions du chaos et de l’animalité dont enfin l’Homme fut enfanté.
Et ce cadavre, vous le repousserez du pied. Morte la Bête et mort le venin ! Vos âmes d’hommes véritables ne secréteront plus de haine que pour l’immonde haine, que pour la guerre. Vous ne connaîtrez plus la haine, vous ne haïrez plus, vous ne tuerez plus ! Ère nouvelle entre toutes les ères, quelle ère de l’humanité vous allez ouvrir ! Nos cœurs à nous sont trop souillés des crimes du passé pour évoquer la vision de l’avenir dont vous allez fonder la réalité. Mais à aucune autre époque de l’histoire, femmes, mères ou sœurs, et hommes à tempes grises ou vieillards n’ont regardé des yeux d’enfants ou d’adolescents avec une émotion aussi formidable et sacrée que celle dont nous tremblons devant vous, qui êtes là et qui êtes les premiers messagers de l’ère de la paix ! Oh merveille ! s’écrie la plus pure vierge éclose à l’âme, la plus pure du passé : « Oh merveille ! » s’écrie la Miranda de Shakespeare qui, élevée dans l’île déserte de l’enchanteur Prospéro, son père, voit des hommes pour la première fois :
Quelles radieuses créatures et comme l’humanité est belle !
Ô monde nouveau et brave qui porte en toi des êtres
Comme ceux-ci !… Rien de mal ne peut-il habiter un temple pareil !
Et si l’esprit du mal possède une telle demeure,
Les bonnes actions vont accourir la partager avec lui. »
Oh ! Wonder !
How many goodly creatures are there here !
How beautous mankind is ! O brave new world
That has such people in’t !…
There’s nothing ill can dwell in such a temple;
If the ill spirit have a so fair house
Good things strive to well with it”.
The Tempest
Un beau vieux vers breton dit : « Quand s’éteint le bruit, l’âme chante. » « Pa daw an drous, e kân an énéân. » Quand donc le bruit se sera tu, qui commença de gronder dès l’Inde antique au berceau de la conscience, et qui a éclaté aux pentes sacrées du Golgotha, quand se seront apaisés ces éclairs qui illuminent les siècles : catholicité, Renaissance et Réformation, Révolution française dont le fracas est à son comble aujourd’hui, dans cette frénésie du dernier corps à corps de l’Homme et de la Brute, alors, amis, votre heure sera venue, votre heure à vous, annonciateurs du règne de l’âme.
De l’antique adage : si vis pacem… vous ferez la litière de votre bétail, et dans vos cœurs et sous vos fronts, vous exigerez en place l’auguste maxime du plus profond des philosophes modernes, Spinoza : « Ce n’est pas la force des armes qui dompte les esprits, c’est l’amour et la générosité ». « Animi tamen non armis, sed amore et generositate vincitur » (Éthique IV ap. X.). Le roc de diamant de la loi divine enfin mis à nu après l’immense raz-de-marée de sang humain qui nous a assaillis en ce siècle éblouira les siècles à venir, et sur lui, avec ces éléments : patience, confiance, bonté, intelligence, pardon et charité, vous édifierez la maison des hommes.
Jadis la force était ce qui détruit, saccage et domine, par la violence et la cruauté elle imposait l’obéissance et souvent l’admiration. L’homme fort, le grand individu, était celui qui courbe les autres à ses pieds, sous ses pieds, et le maître celui qui a des esclaves. L’ère que vous allez ouvrir adorera la force qui se penche et qui aide à grandir : l’homme fort, le grand individu sera parmi vous le plus humble et qui servira le mieux les autres. Dans l’humanité que vous allez fonder, le plus patient et le plus doux des serviteurs : le plus maître de lui et non des autres. Celui-là sera le vrai maître, car à lui, à qui tous iront spontanément, par l’irrésistible attrait d’amour, appartiendra l’invincibilité.
Au commencement de chaque journée, de chaque action, au début de toute entreprise, seul à seul, ou avec des compagnons, votre pensée première, votre serment inviolable d’homme sera de ne point haïr quoiqu’il advienne et quoiqu’il advienne de pardonner, de subir la plus grande iniquité, plutôt que de commettre la plus petite iniquité… Notre premier acte, chaque jour, et pour chaque entreprise, sera d’anéantir en vous, du milieu de vous la haine et toute la haineuse engeance, méfiance, envie, colère, soupçons, jalousie…
Vous connaîtrez alors que la force suprême, la suprême vérité et la suprême intelligence, c’est de se donner toujours et à jamais, et sans jamais rien attendre. Voilà la grâce ou la charité qu’a chantée le poète :
Elle domine le sceptre et la loi ;
Des cœurs de Rois elle fait son trône,
Elle fait partie de Dieu lui-même
Et la puissance terrestre la plus à l’image de Dieu,
C’est la charité qui tempère la Justice”.
Mercy is above this sceptred sway;
It is enthroned in the hearts of Kings,
It is an attribute of God himself;
And earthly power doth then show likest God’s
When Mercy seasons Justice ».
The Merchant of Venice IV-I
C’est alors, enfants et adolescents de Bretagne, que votre tâche particulière sera clairement marquée ; et elle vous attend depuis bien longtemps. Avant cette guerre, cent jeunes poètes et artistes, cent héros que cette guerre vient de tuer vous la désignaient déjà. Et ce héros et cet artiste, miraculeusement préservé, dont la presse unanimement consacrait aux mois derniers la gloire et la force d’âme, le peintre breton de nos paysans de Bretagne et de notre mer de Bretagne, Jean-Julien Lemordant, n’a saigné tout le sang de ses veines, par huit blessures et, hélas, donné la lumière de ses yeux (je le sais bien moi, son vieil et intime ami) que pour qu’éclate à vos propres yeux la lumière de cette tâche de paix et de fraternité, qu’est la vôtre.
La Bretagne, votre petite patrie, est une humble, elle aussi, qui crie pour que vous vous penchiez vers elle, et prie que vous l’aidiez à se relever et à grandir à la taille de ses sœurs plus fortunées, à la taille de son passé héroïque qui fut celui d’une grande nation ! Peut-être, Bretons, n’ignorez-vous pas tout à fait son histoire ? Sous la dure loi ancienne qui s’effondre à cette heure dans les fournaises des canons, elle ne pouvait se relever et grandir sans soupçons et sans jalousies. Sous la loi de fraternité et de Liberté que vous allez inaugurer, sur la terre libre enfin, toutes les moissons du passé s’épanouiront librement au cher soleil de la vie. Il est une langue bretonne, sœur de la galloise, de l’écossaise, et de l’irlandaise, fille et mère des très nobles et très antiques langues des Celtes et des Gaëls ; il est une littérature bretonne, celle du cycle d’Arthur, il est des arts bretons, des industries bretonnes, il est des pays bretons, de Haute et de Basse-Bretagne : Nantes, Rennes, St-Malo, Ploërmel, Tréguier, Léon, Cornouaille, Vannes…
Il est une douce et puissante âme bretonne, toute puissante par sa douceur même, qui ne doit qu’au charme infini de sa douceur sa victoire sur tant d’ennemis séculaires et sur la mort. Enfants et adolescents de Bretagne quand vous serez des hommes affranchis de la sinistre fatalité de verser le sang des hommes qui, depuis Caïn, a pesé sur l’homme, vous vous pencherez vers elle et vous relèverez cette fleur qui tombe, que, par vos mains immaculées elle brille enfin, de toutes les joies de la vie à la couronne de l’humanité libre.
Émile Masson
Source : Blog langue-bretonne.org
http://www.langue-bretonne.org/archives/2016/05/27/33875992.html
Illustration : ‘En classe, le travail des petits’ (1889), Jules-Jean Geoffroy (1853-1924).
‘Quand l’amour déraille’, Eekhoud | Delarue-Mardrus | Lermina | Masson, Flatland, mars 2018.
Précédé d’une lecture vagabonde de Christine Luce, suivi de fragments biobibliographiques et d’un glossaire.
Format 13,5 cm x 21.5 cm, 186 pages, 12 €.
ISBN : 978-2-490426-00-3
https://novelliste.redux.online/catalogue/quand-l-amour-deraille/