On rapporte que lors de la cérémonie d’inauguration de la bibliothèque publique de Lambeth, à Londres, Sir John Lubbock [1834-1913, archéologue et naturaliste britannique influent] a fait à propos de la fiction romanesque les quelques remarques suivantes :
« Sir J. Lubbock, en remerciant le prince de Galles et la princesse Louise, fit remarquer que les bibliothèques publiques de Londres sont riches désormais de 250 000 ouvrages, et que ce sont 100 000 personnes qui ont emprunté l’année dernière l’un d’eux, tandis que 2 500 000 lectures ont été faites sur place. Il est cependant faux d’imaginer que ces bibliothèques ne sont utilisées que par des lecteurs de romans. La proportion d’œuvres de fiction consultées dans les bibliothèques de Camberwell est par exemple de 65%, parmi lesquels il convient de compter bien sûr tous les livres pour enfants. Il ne faut pas non plus perdre de vue qu’il faut beaucoup plus de temps pour lire un ouvrage scientifique que pour parcourir une histoire romanesque. Sous cet éclairage, Sir Lubbock estimait qu’il était juste de penser que la population de Londres exerçait un grand discernement quant au choix de ses lectures. Lui-même tenait à préciser qu’il ne voulait en rien mésestimer l’importance des romans, le non-sens pouvant se révéler des plus rafraîchissants, et les Anglais ayant sans doute plus appris de leur histoire dans les livres de Shakespeare que dans les traités spécialisés. »
Dans ces quelques phrases se trouvent résumées les opinions qu’entretient en général la nation anglaise quant aux œuvres de fiction. Dans ce pays, sans doute seront-elles toujours placées sur le même plan que la chromolithographie, l’usage du Kodak et la danse de corde. [Bien qu’Anglaise de naissance, Ouida était Française par son père et revendiquait une farouche francophilie. Les critiques de l’époque voyaient d’ailleurs en elle « la plus française des romancières anglaises ».]
« Le non-sens pouvant se révéler des plus rafraîchissants », indique cet aimable défenseur de l’art romanesque… Il aurait pu ajouter que cela dépend grandement du caractère de ce non-sens : il existe des non-sens ennuyeux, des non-sens laborieux, des non-sens prétentieux, des non-sens calamiteux, ce qui est plus assommant encore qu’un sermon et plus lourd que le pain de seigle ; le non-sens qui réjouit et régit le cœur du plus commun et du plus grossier des lourdauds est une mare stagnante et puante pour l’esprit cultivé ; quant aux véritables non-sens, à savoir les jeux d’esprit, les caricatures, les parodies, les « exquises bêtises », elles n’entrent pas dans le champ romanesque.
Il devait s’être trouvé quelqu’un pour s’élever contre le développement des bibliothèques publiques au prétexte qu’elles étaient principalement utilisées par les lecteurs de fiction, et pour voler à leur secours, Sir John Lubbock (sans même s’aventurer à envisager l’hypothèse hétérodoxe que la fiction puisse avoir une valeur en soi) a préféré faire valoir que les romans ne représentent que 65% des livres empruntés. En outre, il se réfère à la rapidité avec laquelle on peut « parcourir une histoire romanesque » ou au fait que les Anglais tirent leur connaissance historique des pièces de Shakespeare pour expliquer cet engouement. Cette déclaration, susceptible de faire se retourner Mr Freeman dans sa tombe et de faire s’agiter Mr Froude sur sa chaire professorale, repose je le crois sur un fond de vérité, mais il n’est pas venu à l’esprit de l’orateur que même si les éléments historiques que l’on peut tirer d’une pièce ou d’un roman ne sont pas de l’eau la plus pure, le lecteur capable de les apprécier et de les assimiler peut en tirer bien d’autres enseignements que ne lui fournira jamais aucun traité historique.
Sir John Lubbock ajoute aimablement qu’il ne tient en rien à « mésestimer l’importance des romans ». Quelle douce et gracieuse condescendance de sa part… Il serait désolé de « mésestimer » Bocace, Cervantes, Guerazzi, Théophile Gautier, Merimée, Victor Hugo, Thackeray, Walter Scott, Fielding, Octave Feuillet, George Sand et Bulwer Lytton ! Admirable bienveillance… Un traité sur les fourmis et les abeilles doit, je n’en doute pas, avoir en soi nettement plus de valeur qu’une simple étude sur les habitudes, les travers et les manies du genre humain. Étudier le premier, c’est s’enrichir l’esprit ; lire la seconde, c’est se distraire ; une manie pas entièrement déplorable, certes, mais très minoritairement bénéfique. Sir John Lubbock décrivant une fourmilière est aussi sublime que peut l’être un scientifique. Alphonse Daudet se penchant sur la nature humaine ne saurait être qu’un amuseur de pacotille.
Il ne risquait pas de venir à l’esprit de Sir John Lubbock qu’un bon roman puisse posséder des qualités intellectuelles élevées, et combiner en lui-même les plus larges effets et la plus délicate minutie qui puisse se trouver dans une œuvre d’art. Un bon roman ne doit pas plus être « parcouru » que les sculptures du Vatican ou les tableaux de la Galerie des Offices ne doivent être admirés dans l’ignorance et la hâte. Le commun des lecteurs, comme le commun des touristes, peut sans doute s’en contenter, mais il n’empêche qu’agir de la sorte est une insulte grossière et impardonnable à l’égard du livre comme à celui des sculptures et des peintures.
Qu’il suffise de réfléchir un instant à tous les dons et qualités que se doit de posséder le créateur d’un roman avant même que celui-ci puisse exister ; non seulement l’imagination mais aussi l’esprit, non seulement l’esprit mais l’éducation, non seulement l’éducation mais la fantaisie, non seulement la fantaisie mais l’acuité du regard, la faculté d’observation, la connaissance des passions, la sympathie pour les tempéraments les plus opposés qui se puissent trouver, la capacité à camper un personnage à partir de rien comme le sculpteur tire ses figurines de la glaise, et plus que tout encore, le don d’amalgamer, de condenser, de vivifier tout cela par la maîtrise subtile et poussée de l’éloquence et du langage. Tous ces dons variés doivent être réunis par l’écrivain avant même qu’un bon roman puisse être produit ; et lorsque celui-ci voit le jour, il mérite au moins autant de respect dans l’étude que celui qu’accorde aux œuvres devant lesquelles il passe le voyageur cultivé visitant le Vatican ou les Offices.
Source : Critical Studies, de Ouida, Tauschnitz, 1901.
Illustrations : 1 – Georges de La Tour (1593-1652), L’éducation de la vierge (vers 1650) ; 2 – Portrait de Ouida par Adolphe Beau ; 3 – Sir John Lubbock, document Wikipedia.