Contre la mort et l’oubli, un rêve d’Arnyvelde

Rêvé d’Arny cette nuit. Il fallait bien que cela arrive, et d’une certaine manière, il est même étonnant que je ne l’aie pas fait plus tôt. Sans doute le fruit d’une longue maturation. Plus que le souvenir d’épisodes oniriques précis, il m’en reste ce matin une impression générale très vive, ainsi que quelques certitudes là où auparavant n’existaient que doutes, questionnements et interrogations. Couchons vite, alors que le monde est encore endormi et que le vent qui gémit sur la campagne normande semble m’en souffler à l’oreille les quelques phrases cahotantes et lapidaires, ces pauvres restes sur le papier virtuel avant que le jour ne les disperse.

 

Dans un demi-sommeil qui semblait ne pas vouloir s’assumer comme tel, j’ai revécu les espoirs fébriles du post-ado qui couvrait de milliers de vers des pages éparses, se rêvant en homme de lettres et redoutant de ne pouvoir convaincre de sa vocation le brave père soucieux qui voulait faire de lui un homme de tissu.

J’ai senti aussi de manière très puissante, et ce dès l’origine, l’influence occulte de forces obscures qui tentaient de s’emparer de cette jeune vie pour la mener à un terme tragique. J’ose le dire à présent : Arnyvelde est mort prématurément des agissements monstrueux de la peste brune, de la France rancie, celle qui enragée d’avoir dû renoncer à avilir le capitaine Dreyfus cherchait à toute force, en ce début de vingtième siècle qui aurait dû être celui de nouvelles Lumières et qui ne fut que ténèbres, sa vengeance en vomissant sa bile dans les colonnes de l’Action française, à la barre des tribunaux, dans les manifestations de rue et les salles de théâtre, et dans ces opuscules distribués sous le manteau qui préparaient le terrain pour le massacre à venir.

Il se rêvait en prince des Lettres, on fit de lui « le Juif Arnyvelde », « le frère du singe Bethove », un sous-homme bas et veule ourdissant, dans l’esprit de ces tarés qui se cherchaient des victimes, un complot pour corrompre cette France dont il se sentait lui-même, de manière tellement simple et naturelle, faire partie intégrante et dont il révérait le sol, la langue, la culture.

Je suis citoyen français, né rue Bleue, ancien poilu de Verdun, fils d’un soldat de 70. Juif ? Je ne sais pas ce que c’est.

Dans les tranchées de 14, j’ai fait le dos rond avec lui, fournissant au long du jour à la nation le prix du sang qu’elle réclamait et ne rêvant dans les maigres intervalles d’intimité rabougrie qui lui restaient que de l’aimée, celle qui au foyer empli de livres, de fleurs et de sofas profonds garnis de coussins l’attendait, celle pour qui il accumulait par dizaines dans les poches de sa vareuse de soldat les notes préparatoires de ce qui allait devenir son plus beau livre : L’arche, tribut d’amour et songe cosmique puissant.

Dans les rues de Paris livrées à la nuit qu’il aimait tant arpenter, pipe au bec, j’ai marché sans fin avec lui tandis que sans cesse il courait d’une idée, d’un article, d’un poème, d’une interview, d’une chronique, d’un dossier à un roman, où à ce grand œuvre, L’introduction à la métaphysique d’un deuxième univers, qu’il fut si près d’offrir au monde  et dont l’ordalie qu’on lui imposa le (et nous) priva.

Car cet homme savait tout faire et ne se privait pas d’exercer ses multiples talents : journaliste, chansonnier, acteur, dramaturge, poète, critique, romancier, philosophe, chroniqueur radio, scénariste, ghost-writer, revuiste, vulgarisateur scientifique, et j’en passe. Il n’exploita jamais que les ressources qui semblaient inépuisables de son intellect, les ressorts infatigables de son énergie vitale et créatrice, pour gagner difficilement, au prix d’un labeur incessant, cette vie dont il s’imaginait qu’elle n’appartenait qu’à lui. D’autres en avaient décidé autrement, et la vindicte antisémite qui s’était manifestée avec tant d’éclat à l’orée de sa carrière le poursuivit toujours, en filigrane tout au long de sa carrière, de manière plus souterraine, d’allusion voilée au détour d’un article en portrait « comique » en une d’une feuille de chou de quartier.

Elle ressurgit au grand jour à l’aube des années quarante, sous la plume du venimeux Rebatet, édité par le futur collaborateur Denoël, en quelques lignes haineuses qui rétrospectivement, alors que le nazisme s’apprête à triompher, sonnent comme un arrêt de mort. Rebatet, qui mourut quant à lui dans son lit dans les années soixante-dix, après avoir pu poursuivre tranquillement ce qui lui tenait lieu de carrière, au terme d’un procès bien clément à la libération – avait-il conscience, en traçant ces quelques mots sur le papier, de placer Arnyvelde en bonne place sur la liste noire de ceux qui devraient mourir ? Je préfère ne pas répondre à cette question et imaginer (pauvre vengeance et piètre consolation) qu’il existe réellement un enfer où les roustons de cette ordure grilleront sur un barbecue alimenté pour l’éternité par un sous-démon grimaçant.

De même, dans ma transe nocturne, j’ai préféré me faire un film des dernières heures d’Arny au camp d’internement de Royallieu, à Compiègne, en ce glacial et famélique février 42, lorsque la santé de fer sur laquelle il avait toujours pu compter finit par le trahir et qu’il sentit sa vie s’écouler de lui avec ses bronches. Comme il l’avait fait pour l’aider à surmonter le journalier traumatisme de la grande boucherie de 14, je veux croire que l’Arcandre vint de nouveau habiter ses pensées lors de ses derniers instants, qu’il satura d’endorphine ce cerveau si souvent livré aux songes les plus élevés pour l’aider à passer de l’autre côté, à renoncer au monde, à sa belle, à ses livres, à ses projets, qu’il le fit mourir dans un déferlement stroboscopique en cinémascope couleur (qui restait pourtant à inventer, mais l’Arcandre peut tout), qu’il lui permit de filer en douce vers l’infini des atomes et des galaxies, qui sont les mêmes, à des échelles simplement différentes, parce qu’il n’est pas humain qu’une existence, quelle qu’elle soit, puisse s’achever si vainement, si tristement.

Je me sens profondément le frère, le camarade, le prochain de l’homme que fut Arnyvelde, dont il ne subsiste, dans une tombe du cimetière de Thiais, sous l’étoile juive que l’on voulut à toute force lui tatouer contre son gré sur le front toute sa vie, sous la cocarde des morts pour la France que sans doute il n’aurait pas davantage revendiquée, que quelques atomes épars de celui qu’il fut, et pas l’ombre d’une trace des pensées qui tout au long du jour s’entrechoquaient de son vivant dans les corridors tortueux de son esprit, tout entiers livrés aux exigences de l’art, de la science et de la poésie. Si ce rêve me fait prendre conscience d’une chose, c’est que davantage qu’à une simple réédition de ce qui reste de plus tangible d’Arnyvelde – ses livres –, c’est à une véritable résurrection de sa personne qu’il me faut me risquer, autant que pourront me le permettre les artifices de ce thaumaturge de pacotille qu’est tout écrivain. Car bien plus que matière à glose infinie et insipide, sa vie est un roman.

 

Illustration : Annibal Carrache (1560-1609), Hercule enfant étouffant les serpents, photo RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski.

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