Éditeur : Le Carnoplaste
Sortie : Novembre 2016
ISBN : 9782357900479
Du haut de sa chambre perchée de gardien de phare, Charlotte part à l’exploration de ses petits mondes. Celui dans lequel elle vit avec ses parents écrivains, d’abord, qui pour savoir ce qu’il en est des exigences de l’imagination la laissent relativement libre de vivre selon ce que d’aucuns appelleraient sa « fantaisie ». Car lorsqu’on naît un 29 février au douzième coup de minuit et que l’on ne fête son véritable anniversaire que tous les quatre ans, comment ne pas rester fermement accroché à ses rêves d’enfant ? Ses rêves, c’est dans les livres qui l’entourent et qu’elle dévore avec passion que Charlotte en trouve la matière. Ainsi part-elle régulièrement et nuitamment, munie de son indispensable sac à dos, à la découverte d’un univers de travers (« un2tra », dit-elle) où toutes les aventures lui sont accessibles, d’une chasse à la baleine blanche qui faillit lui être fatale à l’aventure qui nous est narrée ici, dans le Londres fin dix-neuvième des enfants des rues. Au sein d’une belle troupe, solidaire et attachante, de ces « street urchins » qui constituent un des archétypes à part entière du roman victorien, il lui faudra affronter les Zénaïdes, de drôles d’oiselles caquetantes parées de dentelles, aux gestes mécaniques et aux yeux vides, afin que le monde soit un peu moins moche et l’injustice un peu moins injuste.
Voilà pour l’argument, qui porte déjà en lui-même bien des promesses. Mais l’on sait que lorsqu’on ambitionne d’écrire pour la jeunesse, c’est bien davantage l’attitude adoptée que le ton ou l’art du conteur qui importe. Il y a ceux qui tentent désespérément, sans jamais y parvenir, de se mettre « à hauteur de ». Ceux qui, du haut de leur superbe d’adulte, tentent d’édifier, voire d’éduquer tout ce petit monde qui ne demande, c’est l’évidence, qu’à se faire dresser. Ceux qui, pitoyablement, essaient d’imiter la grâce de l’enfance et n’arrivent qu’à rendre le son outré et grinçant de la caricature. Et puis il y a ceux, beaucoup plus rares – et je devrais plutôt dire celles, allez savoir pourquoi – qui n’ont besoin d’aucun de ces boiteux artifices et se contentent d’écrire comme ils existent, avec l’exigence et le sérieux d’un jeu d’enfant.
Edith Nesbit (1858-1924), pionnière et figure tutélaire de ce que l’on n’appelait pas encore la « littérature jeunesse », fut la plus douée et la plus attachante de ceux-là. Si les personnages de ses romans, aujourd’hui encore, ont toujours l’air plus vrais que nature et continuent d’entraîner irrésistiblement le lecteur de tout âge dans leurs mondes magiques, c’est parce que tout simplement Nesbit n’écrivait pas pour les enfants, mais sur eux, voire même avec eux. Gore Vidal, dans un article paru en décembre 1964 dans The New York Review of Books, pointe très justement tout ce que l’on peut dire du héros enfantin selon l’auteure de Five children and it. « Ils sont intelligents, vaniteux, agressifs, drôles, astucieux, cruels, compatissants… en fait, ils ressemblent à des adultes, à une différence près. Dans une société stable et bien ordonnée (l’Angleterre du gros roi Edward), ces enfants constituent une minorité aussi clairement définie que celles constituées par les Noirs ou les Juifs. Physiquement petits et faibles, économiquement dépendants d’autrui, ils ne peuvent contrôler leur environnement. Par conséquent, ils sont obligés de développer un sens de la communauté qui, s’il ne les rend pas nécessairement plus gentils entre eux, leur permet de se regarder mutuellement dans une parfaite clarté. Et c’est en partie ce qui fait le génie de Nesbit : elle les observe avec autant d’acuité et aussi peu de sentimentalisme qu’ils le font eux-mêmes, générant ainsi cette impression de réalité saisie sur le vif sans laquelle il ne peut y avoir de littérature. » Vidal ajoute : « Désirant par-dessus tout devenir poète, elle ne se lança dans l’écriture de livres pour la jeunesse que par nécessité. Mais bien qu’elle ait dédaigné le don qu’elle avait pour cela, celui-ci s’enracine dans ce qu’en tant qu’être humain elle était véritablement. Devenue adulte, en parlant de sa propre enfance, elle écrivait : ‘Quand j’étais petite fille, je priais avec ferveur pour que, devenue grande, je n’oublie jamais ce que j’avais vécu et souffert en tant qu’enfant.’ Avec une sensibilité extraordinaire, elle avait perçu que chaque adulte doit tuer l’enfant qu’il était avant de pouvoir exister. Le vœu formé par la petite fille de survivre d’une manière ou d’une autre dans la conscience de l’ennemi est devenu le principal atout de son art. »
Pourquoi ce long développement ? Il ne s’agit évidemment pas pour moi de comparer Christine Luce à Edith Nesbit, ce qui n’aurait aucun sens et mettrait à mal sa modestie. Je veux simplement souligner que c’est dans ce sillage ténu, dans cette filiation d’écrivains rares et d’autant plus précieux qu’elle se situe dès ce premier opus. Inutile de souligner l’aisance et la clarté du style, le sens de la précision qui lui donne par mille petits détails sa saveur et sa véracité. Même s’il convient de saluer une telle maestria, elle ne suffit pas à résumer la réussite de ce Charlotte, à en expliquer le charme. C’est à la naissance d’un univers à laquelle on assiste ici, aux premières manifestations d’une « patte » bien personnelle. Entre les lignes, c’est toute une personnalité, riche et complexe, généreuse et spontanée, qui se donne à lire. D’où l’impression d’immersion rafraîchissante que l’on ressent à la lecture de ces pages. Embarquée avec ses personnages, l’auteure nous embarque aussi et ne nous lâche plus avant la fin, un peu douce-amère, comme on les aime. Tout tombe à point sous sa plume et il ne lui est nullement nécessaire de forcer le trait. L’environnement dans lequel évoluent Charlotte et sa bande ne ressemble pas à un chromo. Son Londres fin de siècle pue et suinte la misère, comme il se doit, mais sans misérabilisme, avec la rigueur qu’il convient de garder aussitôt qu’il est question de la misère humaine et de l’injustice faite aux plus faibles. Quant aux clins d’œil à cette littérature de genre à part entière qu’est la littérature jeunesse, ils sont si feutrés et si peu appuyés qu’on pourrait passer à côté. Pas besoin de savoir à qui l’auteure rend hommage en nommant « Mr. Gilson » le propriétaire du magasin des merveilles qui constitue pour tous ces gamins, autant qu’une sortie de secours, une fenêtre ouverte sur un monde de rêve qui leur est interdit. [On trouve dans le collage reproduit ci-dessus une parfaite représentation de ce lieu important du roman, car Christine Luce est aussi habile dans cet art que dans celui d’écrire, comme les habitués d’OL’CHAP pourront le constater dans un des prochains numéros justement consacré à… Edith Nesbit.] Et c’est avec plaisir que l’on découvre à la tête de cette troupe d’enfants perdus un agile et espiègle Peter tout habillé de vert, qui s’il n’a pas encore trouvé le chemin du pays imaginaire, s’avère en toute fin s’appeler effectivement Pan. Last but not least, la dernière page à peine refermée on n’éprouve qu’une envie : lire la suite ! Et sous peine d’avoir à relire sans cesse la même histoire, on ne peut que prier instamment Christine Luce de se remettre à l’ouvrage, et de nous offrir sous peu d’autres réussites du même tonneau.
Des poupées aux cheveux d’ange, leur sourire peint en cœur et l’escarboucle de leurs yeux brillant dans la pénombre de l’étalage, sont sagement installées au premier rang, en costumes et en robes de flanelle, leurs pieds menus chaussés de ravissantes pantoufles en dentelle. Derrière elles, des peluches d’animaux du monde entier caracolent ou se nichent contre la poitrine des baigneurs en papier mâché, quand elles ne se métamorphosent pas en chimères de contes fantastiques… Et là ! Des pantins et des danseuses tirés par des fils jusqu’au ciel de velours ras, scintillant d’étoiles, de lunes et de soleils, que l’on a tendu au-dessus de la scène et sous lequel, parmi les oiseaux exotiques, plane Icare alors qu’il fuit le labyrinthe du Minotaure grâce aux ailes fabriquées par son père. Je me souviens qu’il s’était trop approché du soleil, la cire avait fondu et perdant ses plumes, il s’était abattu au sol. Mais là, il a l’air heureux de s’envoler au côté d’une montgolfière ascensionnelle.
Illustrations : 1 – Filippo Palizzi (1818-1899), The street urchins (1872). 2 – Couverture du fascicule au Carnoplaste. 3 – Le Magasin des Merveilles (un2traNancy), collage de Christine Luce.
Le blog de Christine Luce, alias l’esthète de mule :
https://esthetedemule.redux.online/
Le site du Carnoplaste, où commander l’ouvrage :
http://www.lecarnoplaste.fr/index.php?page=charlotte
Je suis soufflée, sans voix, l’écran est embué, c’est le froid. Merci, l’Ours.
You’re welcome. Chaque mot a été pesé et chaque compliment est mérité. Ceux qui penseraient qu’il s’agit de copinage se foutent le doigt dans l’oeil. Et ça fait mal… ^^
Superbe approche à l’argumentation indiscutable, qui augure bien d’un récit qui doit, de même, être superbe !
Dépêche-toi de le lire, Dominique, tu vas te régaler !