Auch ein Totentanz aus dem Jahre 1848, Alfred Rethel

C’est au hasard d’une recherche que je suis tombé sur cette ‘totentanz’ en six tableaux qui m’a immédiatement accroché l’œil. Au premier regard, j’y ai discerné plus que du talent, l’aile du génie semble planer sur cette cavalcade endiablée de la mort en terre révolutionnaire. Renseignements pris, il s’agit d’une pierre angulaire de l’art allemand, œuvre du peintre Alfred Rethel (1816-1859), marquant le renouveau du bois gravé teuton. C’est surtout un sommet, terriblement efficace parce que talentueux en diable, de propagande réactionnaire.

« PROLOGUE : Bourgeois et paysan, regarde bien ces feuilles, tu y verras une image sans voile, une triste image d’un temps triste. Plus d’un homme arrive à vous comme un nouveau sauveur, il vous parle de la puissance, de la prospérité qu’il prépare au peuple, vous le croyez, parce que son langage vous plaît ; mais voyez ce qu’il en est. »

« ‘Liberté, Égalité, Fraternité. Adieu les temps anciens, adieu !…’ Ces cris circulent de groupe en groupe dans les rangs du peuple. Le sein de la terre s’entrouvre, et il en sort un faucheur pour la moisson qui va se faire. À mesure qu’il s’élève sur le sol, des femmes se pressent autour de lui et s’associent à ses préparatifs. La Justice est enchaînée ; la Ruse lui a enlevé son épée, sa balance, et les présente au faucheur ; la Vanité lui donne son chapeau ; la Folie tient son cheval ; la Soif de sang lui apporte sa faux. À présent, camarades, attention, voilà celui qui saura vous rendre libres et égaux. »

Moi qui n’ai pas fait d’études d’histoire de l’art et ne peux passer mon temps à explorer les sujets qui me passionnent (la totentanz en fait partie depuis longtemps), j’en ignorais jusqu’à l’existence. Il faut creuser un peu pour extraire quelques infos supplémentaires. Je m’y attelle, de Larousse en Britannica, de blog rédigé en allemand en PdF universitaire, et réalise non sans un certain trouble que je viens de flasher sur un tract de propagande contre-révolutionnaire.

En reprenant toute l’histoire calmement, l’affaire est pourtant claire : la mort, convoquée par quelques furies mauvaises conseillères ayant fait un sort à la justice, s’en va séduire et corrompre le peuple innocent à coups d’illusions égalitaristes et libertaires. Lorsque j’avise dans un coin de la blatt drei l’étoile de David ornant une enseigne, la nausée se mêle à l’étonnement. Nous sommes en plein dix-neuvième siècle, l’antisémitisme n’a pas encore fait des millions de morts et se porte comme une opinion licite. Sous ce symbole nullement innocent quoique déposé là comme par inadvertance, la mort leurre le peuple en lui laissant croire que dans les plateaux de la balance, la pipe en terre pèse aussi lourd que la couronne. Beurk !

« La douce lumière du matin brille comme de coutume sur la ville et les champs. Voici venir, dans sa course fougueuse, l’ami du peuple, le faucheur. Il dirige son cheval vers la cité, il sait quelle riche moisson il doit y faire. La plume de coq flottant sur son chapeau reluit au soleil, rouge comme du sang ; sa faux flamboie comme une lueur d’orage, son cheval gémit, et les corbeaux crient. »

En 1848, des émeutes insurrectionnelles ensanglantent la Belgique. Rethel, peintre déjà renommé à qui l’on a confié une grosse commande publique dans sa ville d’Aix-la-Chapelle, en interrompt la réalisation pour se consacrer plusieurs mois durant à ce qui dès le départ est conçu comme une opération de propagande. Politiquement engagé du côté des forces réactionnaires, il utilise tout son talent pour convaincre le peuple qu’il a été abusé et qu’il n’a rien à gagner à de telles folies.

La brochure connaîtra un succès phénoménal en Allemagne et dans toute l’Europe. En France, elle est reproduite et traduite en une pleine page du numéro daté du 28 juillet 1849 de L’Illustration (pages 347 et 348), précédée d’un long préambule resituant l’œuvre dans l’histoire millénaire des danses macabres et livrant en plus des gravures une traduction française (simplement signée ‘X.M.’) des légendes originales, dues au poète et peintre allemand d’origine polonaise Robert Reinick (1805-1852).

« Il arrive à son but. À l’entrée de la ville est l’auberge avec ses hôtes, qui, en buvant de l’eau-de-vie, chantent, jouent, se querellent. Il s’avance avec un regard rusé et s’écrie : ‘À la prospérité de la République ! Que pèse une couronne ! Pas plus qu’un tuyau de pipe. Je veux vous en donner la preuve, regardez.’ Il met la couronne et la pipe dans la balance, en la prenant par l’aiguille. Les spectateurs charmés s’écrient : ‘Voilà l’homme qu’il nous faut ! L’homme qui doit nous conduire et que nous suivrons !’ Mais toi, pauvre femme aveugle, pourquoi te retires-tu ? Et verrais-tu plus que ceux qui sont là, les yeux ouverts ? »

Je devrais en rester là, moi qui n’ai jamais éprouvé la moindre envie d’aller jeter un coup d’œil aux brûlots antisémites de Céline et que l’académisme pompier de Riefenstahl fait bâiller, mais la curiosité et une certaine fascination me poussent néanmoins à y regarder de plus près. Passé le premier trouble « idéologique » (d’autant plus aisément surmontable qu’il concerne une période historique ancienne), je comprends vite que c’est la qualité artistique et expressive de l’ensemble qui emporte mon adhésion. Il faudrait être mauvais coucheur pour la nier.

Il y a dans Auch ein Totentanz… une perfection dans la forme associée à une inventivité constante qui saute aux yeux. Rethel parvient à donner à ces six tableaux autonomes une continuité narrative qui ne passe pas par le texte, pourtant très présent dans la publication d’origine. Dans chacune des images, un élément de la composition – lignes de fuite, détail significatif, geste d’un personnage, épée pointée – oriente le regard vers la droite et le tableau suivant. Mais à bien y réfléchir, c’est le personnage de la mort en lui-même qui rend l’ensemble si puissant. C’est elle qui fait le liant, mais c’est elle – surtout – qui « crève l’écran ». Ce chapeau à plume est une sacrée trouvaille. Il nous la rend immédiatement perceptible comme une force incarnée, agissante, inévitable, dans le monde des hommes.

« ‘Liberté, Égalité, Fraternité !’ Ce cri résonne à travers toute la cité. ‘À l’Hôtel-de-Ville !’ Écoutez. On entend les pierres qui sifflent dans l’air : ‘Vive la République !’ La flamme éclate. ‘Au marché ! Au marché !’ Là est déjà le héros de la Révolution. Écoutez-le parler. Il tient l’épée enlevée à la Justice, la présente au peuple et lui dit : ‘Peuple, voilà ton glaive. À qui appartient-il de juger si ce n’est à toi ! C’est par toi que Dieu se manifeste, par toi seul.’ À ces mots, des milliers de voix répondent par ces cris : ‘Du sang ! Du sang !’ »

Voilà pour une rapide analyse, qui ne suffit pourtant pas à expliquer l’impression produite. Le reste est plus de l’ordre de l’impalpable, du ressenti. Qu’est-ce qui là-dedans peut bien me faire songer à l’expressionnisme, alors que ses partisans se situeront clairement à l’autre extrême de l’échiquier politique et se montreront autrement plus hardis dans le dynamitage des conventions ? Difficile à dire. Quelque chose d’acéré dans le trait, peut-être. Une ambiance électrique dans l’air. Un je-ne-sais-quoi qui veut pourtant tout dire. Un coup d’œil à ma doc finit par m’apprendre au bas d’une notice que cette série de bois-gravés – plus que l’œuvre de Rethel – n’a pas été sans influencer plastiquement les expressionnistes allemands. À bien y regarder, cela semble logique. Il y a là, en germe, ce qui ne demandera qu’à exploser avec Die Brücke. Mais pourquoi faut-il également que je songe à l’art brut ? Un mot fait soudain « plop ! » dans mon esprit : « verrückt ». (Ultime détail nauséabond : le cheval qui lape le sang à même la poitrine d’un cadavre dans le dernier tableau.) La réponse est dans la bio de l’artiste. En y revenant rapidement, je découvre que les premières manifestations d’une maladie mentale qui causeront sa mort à l’asile en 1859 deviennent évidentes en 1852, trois ans après la sortie de Auch ein Totentanz aus dem Jahre 1848

« ‘Aux barricades ! En avant les pavés !’ La construction s’achève et à sa cime apparaît, l’étendard sanglant à la main, celui que la révolte a choisi pour chef. Les balles sifflent, les victimes tombent. Mais lui rit et dit à ceux qui l’entourent : ‘Maintenant, je tiendrai la promesse que je vous ai faite de vous rendre pareils à moi.’ Il lève son pourpoint, et ceux qui le regardent se sentent le cœur saisi d’effroi. Leur sang coule rouge comme leur drapeau. Celui qui les a conduits au combat, c’est le faucheur, c’est la mort. »

Fin de l’incursion dans l’œuvre si dérangeante pour l’esprit mais si satisfaisante pour les sens d’Alfred Rethel. J’aurais pu également explorer plus en profondeur un passionnant document universitaire en anglais sur les batailles d’experts quant au positionnement idéologique de l’artiste. Il semblerait que sur le long terme, en attestant de l’existence d’événements révolutionnaires réprimés dans le sang, celui-ci ait finalement davantage servi que desservi la cause qu’il croyait combattre.

Pas le temps, pas le temps, pas le temps : éternelle frontière. Il faut se contenter de l’à-peu-près, de l’empirique, du grignotage de données. Finalement, me lancer dans des études d’histoire de l’art ne m’aurait pas déplu. À la retraite, peut-être, en rêvant un peu ? Mouais… C’est en fait une deuxième vie qu’il me faudrait.

« Celui qui les a conduits, c’est le cavalier de la mort, il a tenu sa promesse ; tous ceux qui l’ont suivi sont maintenant frères, libres et égaux. Victorieux, il enlève son masque, et du haut de son cheval rit de la destruction, le héros de la République Rouge. »

« ÉPILOGUE : Dans la tombe… oui… nous sommes égaux : ni haut, ni bas, ni pauvres, ni riches. Ô Liberté, qui t’amènera parmi nous ? Ah ! Ce n’est ni le meurtre, ni le crime. Tu ne brilleras dans toute ta splendeur que lorsque l’ardeur de notre égoïsme sera éteinte. Et toi, Égalité, ne viens-tu que de la mort ? Non, pour tous luit la même aurore. Riches ou pauvres, grands ou petits, tous les bons sont égaux. Et toi, Fraternité, parole sacrée, rempart du citoyen, on t’a outragée, profanée, on a fait de toi une torche incendiaire ; c’est du ciel que tu nous es venue ; que ta flamme s’élève purement, gaiement vers le ciel, et que Dieu bénisse la patrie ! » (X.M.)

Sources : Documents Widipedia pour les images, L’Illustration, 28 juillet 1849 pour les légendes.

2 commentaires sur “Auch ein Totentanz aus dem Jahre 1848, Alfred Rethel

  1. O___O, je ne me souvenais pas de tous ces détails publiés previously ! Bonne idée de les avoir remis au goût du jour, et bravo.

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